L’Ontario ou le triomphe de la paix sociale

D’un côté: 15 semaines d’ étudiants en grève, de manifestations à répétition, de vitres cassées. 14 semaines d’arrestations, de cocktails molotov et de blessés, par centaines. L’Histoire est en marche: de Gatineau à Gaspé, le Québec est en ébullition.

Puis, on traverse l’Outaouais. Le no man’s land. D’un côté le bruit, les feux d’artifices, le bal, et de l’autre: le silence. La tranquillité. La grande paix sociale. Le contraste est saisissant. Il parle fort. Et impossible de ne pas se poser la question: un pareil bouleversement serait-il possible en Ontario? Certains diront que c’est une affaire d’actualité; que c’est tout bonnement une histoire de conjoncture. Ce serait donner trop de crédit au hasard. Non, la ligne est trop bien tracée. Si bien en fait qu’on dirait un mur. Et les murs ne se bâtissent pas tout seuls. Suffit la complaisance.

L’Ontario est le plus près qu’une société puisse l’être de l’inoculation contre les bouleversements sociaux. Tout peut changer, ça va de soit. Mais pour qu’un véritable mouvement de masse se développe dans la province, il faut compter sur une véritable catastrophe. Économique surtout. Écologique probablement. Mais politique? Sociale? Non. Il faudra bien plus. L’Ontario est une merveille de paix sociale: un chef-d’œuvre de démocratie libérale. Et ça n’a rien d’une coïncidence.

Il y a quelques semaines, des étudiants de l’Université Laurentienne, à Sudbury, nous en ont donné un témoignage éloquent. Dans un acte lourd de symbole, une poignée d’entre eux ont décidé de porter le carré blanc à l’école. L’emblème de la capitulation. Ils en avaient contre l’administration qui a décidé d’augmenter de 8 à 15% les droits de scolarité de ses programmes. Et pourtant, nos pauvres étudiants sont loin de la gratuité. Ils paient déjà, en moyenne 6640$ par année pour obtenir leur diplôme. Repeat after me: 8% de 6640$, means 531$. 15%, c’est 996$. Tout le conflit étudiant au Québec repose sur une augmentation des droits de scolarité de 375$ par année, pendant 5 ans. Et en bout de ligne, cette augmentation doit porter la moyenne des droits de scolarité dans la province à 3793$ par année, par étudiant. C’est presque 3000$ de moins qu’en Ontario.

Le fait est qu’il faut remonter loin, très loin, dans l’histoire ontarienne pour y trouver quoi que ce soit qui puisse passer pour un bouleversement social majeur. Des mouvements de contestation existent mais ils sont rares. Ils sont limités. Et le plus souvent, ils sont ponctuels. La plus grande manifestation qui a eu lieu lors du G20, celle du 26 juin 2010, comptait 10 mille personnes. C’est ce que mobilise le mouvement étudiant québécois presque chaque soir depuis presque qu’un mois. (Étonnant, lorsqu’on sait que les policiers ont tout de même arrêté plus de 1000 personnes durant le sommet à Toronto, ce qui en a fait la plus grande arrestation en masse de l’histoire du pays).

Même au plus fort de la contestation contre la «révolution du bon sens» du gouvernement de Mike Harris — qui d’un coup, réduisait l’assistance sociale de 22%, gelait les places en garderie et le financement des services sociaux en général — les mouvements d’opposition n’ont pas réussi à mobiliser plus 100 mille personnes en même temps. Et pourtant, la manifestation d’appui aux syndiqués de Hamilton, en février 1996, reste la plus importante mobilisation de l’histoire de l’Ontario. À Montréal, en 2003, ils étaient cent cinquante mille à manifester par -25 degrés… contre la guerre en Irak! Au Québec, il y belle lurette que les manifestations de cent mille personnes ne font plus l’Histoire.

Mais d’où vient cette attitude, que certains qualifieront de profondément civique et d’autres de foncièrement docile? De l’histoire? De l’économie? De la culture? L’Ontario est-elle le mélange rêvé d’une saine société libérale, d’un parlementarisme britannique efficace et d’une économie de marché prospère? Ça va de soi, la réponse dépend du point de vue de l’observateur. Pour un jeune militant du parti libéral, l’Ontario est l’exemple d’une province qui va bien, qui sait «gérer ses affaires». Pour le cadre d’entreprise aussi. Le travailleur de Vale, à Sudbury, verra les choses autrement. Le chômeur, encore plus autrement. Et que dire de l’immigrant coréen qui gagne sa croûte à Toronto.

C’est d’abord cette multitude d’intérêts qui mine les mouvements sociaux de la province. Le tissu social ontarien s’amincit d’année en année. Il est désormais trop faible pour être un terreau fertile à la contestation. L’individualisme propre aux sociétés libérales combiné à un morcellement grandissant de la collectivité ontarienne forment un puissant somnifère. Les citoyens s’endorment ensemble, mais se réveillent tout seuls.

Pour plusieurs, c’est une question de culture. De mœurs. Historiquement, il n’existe pas de «culture de la contestation» en Ontario, peut-on entendre. Mais cette culture est absente chez qui? Les Presbytériens? Les ouvriers? Les Irlandais? Ou alors les Musulmans? Les femmes? Les hommes? Et pourquoi pas tient, les Franco-Ontariens? La question est lancée. De quelle «culture» parle-t-on? Qu’est-ce que la «culture ontarienne» qui n’a pas «l’habitude de la contestation»? Pour se mobiliser, il faut d’abord s’avoir à qui s’adresser. Il faut d’abord trouver qui partagent nos frustrations, et après, poser la grande question. Où a lieu la manifestation? Il faut avoir des yeux pour ceux qui nous entourent et, surtout, avoir la ferme conviction que son bonheur individuel dépend du bonheur collectif.

Un projet commun, une identité commune attachée à une cause commune, peut facilement briser les chaînes de l’habitude. Le Québec d’avant 1960 aurait facilement satisfait la définition que certains peuvent avoir d’une société «harmonieuse». Les mouvements sociaux n’avaient rien de féconds sous Duplessis. L’ordre et la loi régnaient. Les Canadiens français ont subi bien des injustices sans broncher. Mais ce respect de l’autorité n’est pas suffisant pour contenir les sautes d’humeur d’une société civile constituée, d’une collectivité qui partage une certaine idée du «bien commun». C’est pour cette raison, entre autre, qu’a pu fleurir la Révolution tranquille au Québec et même certains bouleversements sociaux avant 1960 (les crises de la conscription de 1917 et de 1944, par exemple).

Le gouvernement de Dalton McGuinty vient d’adopter l’un des budgets les plus austères depuis Mike Harris. Un budget que certains considèrent même plus radical — dans son objectif de mettre fin au déficit — que l’était celui des conservateurs en 1996. Pour une majorité d’Ontariens, ce budget veut dire moins de services pour le même prix. La fédération du travail a fait son possible pour mobiliser ne serait-ce que le milieu syndical. Le résultat? L’une des plus grandes manifestations de l’histoire récente de la province. Dix mille personnes ont marché quelques heures à Toronto.

Et puis quoi encore? Peut-on accuser une société paisible de ne pas être assez «bouleversée»? Ne doit-on pas plutôt se réjouir de cette harmonie sociale? C’est le genre de question que se pose l’Intelligentsia des grands quotidiens de la province. Margaret Wente dans le Globe and Mail parle avec mépris des étudiants qu’elle traite de «Grecs du Canada». Pour le Toronto Star, c’est le triomphe de l’anarchie… Pour ces gens, il semble d’autant plus choquant de voir les jeunes se révolter quand en Ontario tout va tellement bien! Les patrons et les travailleurs vont main dans la main, les gouvernants et les gouvernés mangent à la même table, et les fontaines de miel, et les petits oiseaux, et Imagine all the people! Living life in peace!… Mais nous doutons que ce soit le tableau qu’imaginait Lennon.

Car il faut bien l’avouer, si Jean Charest le pouvait, il échangerait sur le champ ses tributaires québécois pour des Ontariens. Sans même réfléchir. Et on imagine facilement que dans les pires cauchemars de Dalton McGuinty, l’Ontario est peuplé de Québécois! L’ordre et la paix ont fait leur preuve, reste que c’est la révolte qui nous a donné le droit de vote. Ou le salaire minimum. Ou la liberté de conscience.

Ces quelques lignes n’avaient pas pour but de peindre en noir la province d’Étienne Brulé et d’Alexander Graham Bell. L’Ontario ne doute pas de sa valeur et avec raison. Pourtant, les Ontariens sont mûrs pour une prise de conscience. Et le plus tôt sera le mieux.

En attendant, nous prenons la liberté de saluer l’exemple québécois. Et de remercier tous ces étudiants et ces étudiantes qui nous prouvent, encore une fois, que le choc des idées vaut bien mieux que la paix des cimetières.


Photo : Bettman/CORBIS, Indiana University, 1971

Mars 2012. Université d’Ottawa.

Pendant tout le mois de février, j’avais continué mes expérimentations, qui consistaient à systématiquement tenter de parler français aux commerçants des villes hors Québec, présentant toutefois une forte minorité francophone. Mais, bien vite, j’avais renoncé à défendre mes convictions et ce, au sein même de mon Université.

Malgré plusieurs tentatives de commande en français, cela faisait près d’un mois que je m’étais résignée à m’adresser en anglais aux serveurs et aux serveuses des prestataires extérieurs installés dans les locaux de l’Université d’Ottawa – je parle ici essentiellement du Second Cup au rez-de-chaussée de la bibliothèque Morisset et du Starbucks du Pavillon Desmarais.

Je me sentais un peu butée, même bête, de persister à utiliser ma langue devant leurs yeux ébahis, leur incompréhension. J’avais parfois eu la chance de tomber sur un francophone ou sur un anglophone capable de me comprendre sans problème, mais, depuis que je passais mes commandes en anglais, impossible de savoir si mon interlocuteur aurait pu comprendre le français.

Surtout, je ne me sentais pas légitime dans ma démarche; si l’Université assurait le bilinguisme de ses propres services, j’étais convaincue qu’elle n’avait aucun droit de regard sur la politique de recrutement des services fournis par des entreprises extérieures dans ses locaux. Par ailleurs, mes amis québécois ou franco-ontariens ne m’apportaient pas vraiment leur soutien. Je sentais même que je les mettais mal à l’aise lorsque j’insistais trop longtemps pour avoir accès à un service en français alors que nous faisions la file ensemble pour acheter un café ou un encas. La dernière fois que j’avais demandé à être servie dans ma langue, j’avais eu droit, de la part de l’employée qui avait été appelée pour s’occuper de moi, à un ironique et méprisant: «J’adooore les Français…».

Et puis il a commencé à faire beau, et très chaud. Bizarrement, c’est ça qui m’a remotivée ! Le 5 avril 2012, j’ai écrit un courriel à la Commission permanente des affaires francophones et des langues officielles de l’Université d’Ottawa pour savoir si mon sentiment était fondé: les prestataires extérieurs présents sur le campus étaient-ils libres de recruter des unilingues anglophones? Et, si c’était le cas, serait-il envisageable d’imposer le bilinguisme ou la volonté de se former comme critère d’embauche, étant donné que le prestataire installé dans l’enceinte de l’Université, vu l’affluence de la population étudiante, faisait sans doute d’importants bénéfices grâce à cette localisation?

Cinq jours plus tard, j’avais ma réponse: à ma surprise, j’apprenais qu’il y avait bien une clause de bilinguisme dans les contrats passés avec les sous-traitants embauchés par l’Université et les entreprises privées louant des locaux sur le campus!

Le lundi 7 mai 2012, je recevais un second courriel. La responsable du service alimentaire, après avoir insisté sur le fait que l’une des priorités de l’Université était de s’assurer que ses sous-traitants embauchent du personnel bilingue, m’annonçait avoir informé le directeur de Chartwells (responsable de l’exploitation de la majorité des points de vente) de la difficulté à se faire servir en français. Un suivi avait été fait auprès du personnel et une personne avait été mandatée par la compagnie afin d’assurer la formation continue des employés parlant le français comme deuxième langue et de favoriser l’embauche de candidats bilingues.

Depuis, j’ai vu plusieurs changements dans les services fournis par les entreprises privées sur le campus. Mais ce sera l’objet d’un autre article!

Lettre ouverte à l’Université d’Ottawa

Chère Université d’Ottawa,

Honte, désillusions, désenchantements, déception. Ce ne sont que quelques mots qui nous viennent à l’esprit en ce moment. Votre inaction sur le dossier de la désignation en vertu de la Loi sur les services en français (LSF) échappe à tout bon sens. Cette histoire est devenue ridicule. Vous êtes la risée de ministres, de la presse nationale, des professeurs et des experts reconnus dans le monde entier, et enfin par un corps étudiant comportant plusieurs dizaines de milliers de francophones et de francophiles. Vous vous amusez à vous vanter de votre «prestige», cependant, ce prestige n’est qu’un écran de fumée cachant un manque honteux de courage et de leadership.

Il y a plus de deux ans, l’honorable Michel Bastarache, B.A., LL.L., LL.B., DES, même CC (!), ancien juge de la Cour suprême du Canada (1997-2008), avocat-conseil au cabinet national Heenan Blaikie, récipiendaire de l’Ordre des francophones d’Amérique (1981), de la médaille du 125e anniversaire du Canada (1993), du titre de juriste de l’année décerné par l’Association des juristes d’expression française du Nouveau-Brunswick (1993), du Prix Boréal décerné par la Fédération des communautés francophones et acadiennes du Canada (1995), de la médaille de Commandeur de l’Ordre de la Pléiade (1999), de la médaille d’Officier de la Légion d’honneur décernée par le gouvernement de la République française (2003), innovateur hors pair et expert reconnu à l’échelle internationale en matière de droits linguistiques, vous a rédigé un avis juridique recommandant la désignation. Vous l’avez payé 15 000 $. Vous l’avez ignoré.

Tout récemment, vous avez accepté d’être hôte d’un colloque célébrant les maints atouts et avantages de la LSF ainsi que le progrès de la communauté franco-ontarienne depuis son adoption il y a 25 ans. En accueillant des centaines de médias, de ministres, de leaders communautaires, de chefs d’entreprises, de professeurs et d’étudiants, vous avez clairement communiqué au public qu’une désignation en vertu de la LSF vous serait bénéfique. À notre avis, votre oisiveté perpétuelle rend l’ironie de tout ce spectacle encore plus abasourdissant.

De plus, vous insistez que vous posez des gestes concrets. Toutefois, la mission qui vous a été confiée par le peuple ontarien, soit de «favoriser le développement du bilinguisme du biculturalisme [et] de préserver et développer la culture française en Ontario» est périphérique à votre paresse institutionnalisée.  Ce sont plutôt le Collège Boréal, l’Université de Hearstl’Université Laurentienne et, tout dernièrement, la Cité Collégiale, qui posent des gestes concrets pour assurer l’avenir de la communauté d’expression française de l’Ontario. Ce sont ces institutions qui profiteront de la protection de la LSF.

Vous, l’Université d’Ottawa, notre alma mater, avez lâché la patate. Il est trop tard pour vous d’être leader dans la communauté franco-ontarienne et canadienne dans ce dossier. Vous ne pouvez maintenant que suivre l’exemple des institutions qui ont compris l’importance de se faire désigner.

Levez-vous, mettez vos culottes. Il y a maintenant 25 ans depuis que cette loi existe et il y a maintenant 25 ans que vous êtes assis sur vos pouces comme des fonctionnaires fainéants.  Il suffit simplement de mettre un formulaire à la poste. On vous donnera même le timbre.

Vite! Le temps file…

Veuillez agréer, chère Université d’Ottawa, nos sentiments les plus sincères.

 

Majid Charania, étudiant passant en 3e année (mais déjà en mode «finissant»)
Joseph Morin, finissant
Albert Nolette, finissant
Daniel Wirz, finissant


Caricature: Honteux, par Joseph Morin