Quand on devient minoritaire dans sa propre école

Après avoir lu l’article « Perspective sociolinguistique sur le comportement langagier des Franco-Ontariens » de Raymond Mougeon, je me suis mis à réfléchir au problème des ayants droit dans les écoles de langue française en Ontario. Au contraire des écoles de langue anglaise de cette province qui divisent les classes en immersion et en « core French », tous les élèves des conseils scolaires de langue française sont envoyés dans les mêmes salles de classe — qu’ils soient de langue maternelle anglaise ou de langue maternelle française.

En fait, l’idée d’avoir des « ayants droit » qui ne parlent pas un mot de français dans les écoles de langue française est dérangeante en soi. Si l’école de langue française est le bastion qui espère pouvoir permettre un refuge et un endroit d’épanouissement pour les jeunes francophones de l’Ontario (malgré le fait que ce rôle imposé est déjà trop large pour une seule institution), pourquoi cherche-t-on constamment à diluer la francophonie au sein même de celle-ci? Si au moins l’école arrivait à former ses propres enfants dans la langue et culture de l’Ontario et du Canada français, il n’y aurait pas de problème. Comme ce n’est pas le cas, comment peut-on s’attendre à ce qu’elle le fasse avec les ayants droit?

« En effet, c’est en apprenant une langue de leurs parents [qui ne font pas toujours l’effort/ne ressentent pas le besoin d’immerger leurs enfants dans la langue française à la maison] ou des locuteurs natifs qui font partie de leur environnement [c’est-à-dire, leurs camarades de classe, trop souvent unilingues anglophones] immédiat que les jeunes enfants s’approprient les normes linguistiques de la communauté qu’ils deviennent ainsi eux-mêmes des locuteurs natifs de cette langue et qu’ils peuvent éventuellement à leur tour servir de modèle linguistique aux générations suivantes. »

Raymond Mougeon, Perspective sociolinguistique sur le comportement langagier des Franco-Ontariens

Comment alors, les jeunes francophones seraient-ils en mesure de retransmettre quoi que ce soit s’ils n’ont jamais eu la chance de bien acquérir la langue et sa culture associée dès le départ? De toute façon, quelle raison ces élèves auraient-ils pour vouloir l’acquérir tout court? Comme l’a expliqué Rosanna Leblanc en 1969 dans le documentaire de Michel Brault, Éloge du chiac, « parler français parce qu’on est Français, quelle résonance est-ce que ça a chez un enfant qui grandit, qui ne se fait pas de problème de philosophie sur qui il est »?

Déjà dès un jeune âge, l’enfant qui est de langue maternelle française est aliéné, et ce, dans sa propre institution. Ironiquement, c’est au sein de cette même institution qu’il sera écœuré par ses professeurs qui lui répètent « parle français », malgré le fait qu’elles et ils sont responsables pour le contexte poussant l’élève vers l’anglais.

Il ne faut pas oublier les « si vous parlez français, vous aurez des meilleures chances d’avoir un emploi! » fréquemment entendus dans les salles de classe. Comme si le fait de parler sa langue maternelle était justifiable seulement par le fait d’être mieux rémunéré qu’un voisin unilingue! Pourtant, les professeurs continueront à offrir ce raisonnement à leurs élèves parce qu’ils ne sont pas conscients de leur propre culture ou de l’histoire de leur pays. Oublient-ils comment l’union des deux Canada a été achevée? Se rendent-ils compte qu’il existe un autre monde à l’extérieur d’American Idol (laissez faire le défunt Canadian Idol), de UFC et de Jersey Shore?

Bien sûr, il y a des exceptions à la règle. Les bons professeurs existent. Ils exposent leurs élèves à ce qui formera au moins les éléments de base d’une culture générale. Si une faible proportion d’élèves décide de maintenir (au moins en partie) leur identité française, c’est en grande partie grâce aux efforts de ces trop peu nombreux enseignants intelligents et conscients. Ce n’est pas que la culture de langue anglaise est néfaste. Au contraire, la possibilité de s’immerger dans une deuxième langue enrichit sans doute la vie d’un individu. Cependant, si cet individu n’a jamais eu l’occasion de baigner dans la culture de sa première langue c’est certain qu’il la trouvera vide, plate, désuète, inutile, et en conséquence, il l’abandonnera. De toute façon, si on ne cherchait pas à attirer une clientèle anglophone, faudrait-il vanter le bilinguisme autant qu’on le fait actuellement ou pourrait-on insister sur l’excellence du français au lieu?

L’éducation de langue française en Ontario est en danger. Pas par la menace que pose l’anglais, mais par la menace que pose l’instruction par des acculturés et par la menace que pose un milieu anglophone au sein des écoles de langue française. Si on veut pouvoir continuer à vivre en français en Ontario (même si ce n’est pas dans la totalité des sphères de la vie quotidienne), il faudra d’abord former les enseignants en culture et en conscience franco-canadienne afin qu’ils soient en mesure de retransmettre celle-ci à leurs élèves. Apprendre qu’il y a des petits francophones à Shédiac au Nouveau-Brunswick, à Sherbrooke au Québec, à Winnipeg au Manitoba et ailleurs au Canada qui vivent des choses semblables à ceux de Sudbury (ou Ottawa, ou Kapuskasing, ou Hearst) en Ontario, ça peut influencer les choix et ouvrir l’esprit du jeune francophone. Également, il faudra veiller à ce que les élèves qui arrivent en maternelle soient accueillis dans un milieu qui est véritablement entièrement francophone, incluant la cour de récréation. Les conseils scolaires francophones de l’Ontario sauront-ils relever le défi?

La génération franco-prime

« Franco-prime! » s’exclama l’enseignante.

« But Madame, I don’t even know how to say ‘Mega-Zord’ in French! » réponda l’enfant.

« Maintenant tu vas m’en devoir deux ».

« This sucks! I never get to go to the Franco-fête madame! » s’exprima à nouveau l’enfant.

« Bon ça y’est, tu as déjà perdu tes trois franco-primes pour la semaine, Jeffrey. »

Une scène fréquente dans les salles de classe de l’Ontario français des années 90. Visant à encourager les jeunes à parler en français en leur accordant une récompense à la fin de l’année (encan, sortie scolaire ou autre), les Franco-primes ont souvent eu l’effet inverse dans les écoles franco-ontariennes.

Étant donné le manque de succès de ce système, il a finalement été écarté au début des années 2000 en raison de la hiérarchisation (non voulu) qu’elle créait au sein des salles de classe de l’Ontario français. Toutefois, un équivalent a été créé depuis : les Étoiles du mois. Au lieu de récompenser les enfants avec des sorties scolaires ou des encans, on fait tout simplement proclamer le fait qu’un enfant parle plus souvent le français que ses camarades de classe devant l’école au complet durant une cérémonie au gymnase et on lui accorde un certificat.

Bien que l’initiative vise à souligner l’effort que fait cet enfant et faire de lui l’exemple à suivre pour ses camarades de classe, la pratique demeure problématique à plusieurs égards.

Premièrement, en créant une hiérarchisation de la langue dans les salles de classe comme les Franco-primes le faisaient jadis, les Jeffrey de l’exemple ci-dessus n’ont habituellement aucune chance de remporter un tel certificat ou d’être valorisés pour l’effort qu’ils consacrent à parler le français.

Un deuxième problème n’est pas le fait qu’on cherche à souligner le franc-parler des « étoiles du mois », c’est plutôt le fait qu’on cherche à valoriser ce qui devrait être la norme. Existe-t-il des initiatives où l’on souligne le fait qu’un élève parle mieux l’anglais que le restant de ses camarades de classe dans les écoles de langue anglaise de la province?

Finalement, il faut souligner le fait que ce genre de système n’a pas les effets voulus. Au lieu de rassembler les élèves au gymnase de l’école pour une cérémonie mensuelle, ne pourrait-on pas concevoir une activité en salle de classe où les jeunes seraient responsables de consommer de la culture francophone en salle de classe? Au lieu qu’on impose le premier disque de Gabrielle Destroismaisons (il a dix ans quand même…) durant une session formelle de formation culturelle, il serait sans doute plus sage de laisser les élèves guider la recherche culturelle. Pourquoi ne pas les envoyer faire une recherche collective dans Internet afin de trouver un nouveau disque de musique ou un film de langue française pendant 30 minutes?

On me dira que le « big bad Internet » est plein de cochonneries et que ça ne serait pas prudent de faire ainsi. Est-ce vraiment plus dangereux de faire une recherche pour de la musique émergente ou des clips d’émission de télévision que de faire une recherche sur Jacques Cartier? Ne vous inquiétez pas, ça sera sans doute moins pire que le contenu du nouveau Call of Duty que vous avez acheté à votre enfant la semaine dernière (la cote M désigne 17 ans et plus pour de très bonnes raisons…) Il semble que cela serait une utilisation plus efficace non seulement des outils disponibles aux écoles (connexion Internet, projecteurs multimédias, tableaux d’affiche) mais également du temps de préparation des enseignants. Cette solution réduirait effectivement le montant de travail qu’engendre la formation culturelle dans les écoles de langue française de l’Ontario.

Qui le sait? Peut-être que les enseignants profiteraient aussi de ces recherches…

La grenouille sans le bœuf

Cette réflexion sur la place publique du drapeau franco-ontarien est parue originalement dans le journal Le Voyageur en février 2009. Dans l’esprit de la relance de taGueule, la voici en intégrale.


La grenouille sans le bœuf

L’Ontario français est à l’ère des drapeaux. Il y en a des petits, il y a en a des gros. Il y en a des sobres devant les caisses populaires, Le Voyageur, les écoles françaises, le Centre de santé communautaire, sur les joues des enfants le 25 septembre et à la St-Jean, sur des épinglettes et même en étiquettes sur le dos des livres franco-ontariens en bibliothèque. Notre drapeau a même un livre qui lui est consacré et qui en fait l’étonnante histoire et le récit d’un symbole loin d’avoir fait l’unanimité à son origine. Comme le drapeau canadien!

De l’AFO à la FESFO en passant par le chapelet de sites franco.com en Ontario, Montfort et L’écho d’un peuple, aucune institution franco-ontarienne, tant s’en faut, n’omet d’arborer fièrement le drapeau franco-ontarien. En ce sens, comme tout drapeau, il remplit admirablement bien sa fonction : il fédère.

Même les francos d’Ottawa n’ont pas manqué de s’en servir pour ériger leurs monuments de la francophonie. Ce récent accès de fierté, manifesté par l’érection de drapeaux géants, était une réponse forte à un contexte particulier à Ottawa : cette ville ne veut pas s’avouer francophone. C’est une honte nationale et la population francophone de la grande région a réagit fortement à ce mauvais vent : nous sommes ici et d’ici, fiers, debout et in your face!

C’est pourquoi je pardonne la laideur des monuments et l’ostentation qui les accompagne. À un moment donné, il faut dire «whoa!». Avec un monument, on avait compris, avec six, je me suis dit «je ne suis pas sourd, pis j’en r’viens bien des stèles funéraires et des pierres tombales géantes, on n’est pas mort encore!».

À Sudbury, j’aurais souhaité qu’on aille un pas plus loin qu’Ottawa dans l’expression de notre fierté. Après tout, le maire John Rodriguez a hissé unilatéralement le drapeau à l’hôtel de ville et en a reconnu le statut officiel. Moi, ça me suffit et je passerais volontiers à un autre combat. Que d’autres éprouvent le besoin de redire «icitte, c’est chez nous» et d’inculquer cette fierté à la population et surtout à la jeunesse, je peux comprendre l’enjeu de la démonstration. Et sincèrement je les en félicite.

Or, j’entends dans le vent qu’on voudrait monter un autre drapeau, encore plus gros que tous les autres. Là, messieurs dames, on entre dans une autre logique qui n’a rien à voir avec la fierté et encore moins la dignité. On appelle ça de la pantométrie et on glisse vers un curieux penchant pour les records. Ma foi dit Lafontaine : «La grenouille qui voulait devenir plus grosse que le bœuf». Il y a des enflures qu’il vaut mieux ne pas contracter. L’enflure du drapeau, c’est comme de l’enflure verbale : plus personne n’écoute quand tu cries.

Malgré toute cette fierté affichée, des pièges nous guettent : le piège de rester en surface, le piège de banaliser à force de dire qu’on a non seulement un drapeau, mais qu’il est gros, et surtout le piège de n’avoir à offrir que peu de choses à voir. Quand vous allez à Québec allez-vous voir flotter le drapeau québécois ou le château Frontenac? À Ottawa, les Japonais s’arrêtent-ils sous l’araignée géante de Louise Bourgeois ou sous le drapeau franco-ontarien? À Toronto, vous vous faites photographier assis à côté du bronze de Glenn Gould ou sous le drapeau de l’Ontario… avec un chandail des Leafs devant le vieux Gardens? Passons…

Enfin, donner à voir n’est pas tout et attirer les touristes non plus. Il me semble que si l’Ontario français veut participer à quelque fanfare des nations que ce soit, il faudra s’élever au niveau de l’art. Et si cet art était public et franco-ontarien, ma foi, les drapeaux auraient une raison de plus de flotter sans même risquer de nous éclabousser de viscères de batraciens!

Le Collège Boréal a vu juste en annonçant récemment un vrai monument commandé à l’artiste Colette Jacques. Je souhaite de tout cœur que cette initiative culturelle ouvre un nouveau chapitre sur nos représentations collectives. Et pourquoi pas un bronze du folkloriste Germain Lemieux sur le bord d’une route qu’il a sillonnée avec son enregistreuse? On lui fera porter un chandail du Canadien… Devenu vieux, j’aurai de quoi conter.

taGueule est de retour, pour le meilleur et pour le pire

Pourquoi relancer taGueule après 5 ans d’absence?

Parce qu’on se pose toujours les mêmes questions et on n’a pas plus de réponses.

Parce qu’on a des choses à dénoncer, parce qu’on n’est pas à l’aise, parce qu’on est tannés de ne pas en parler.

Parce qu’on est pas seul à penser ça.

Parce qu’avoir des acquis et gagner des batailles, c’est pas une raison d’arrêter de se questionner.

Parce que personne n’a vraiment raison.

Parce qu’on a souvent l’impression que notre milieu est trop petit pour prendre la critique; ce n’est tout simplement pas vrai, ni sain.

Parce que ce n’est pas parce que c’est franco-ontarien que c’est bon. Comment veut-on que les artistes d’ici se surpassent si l’on ne dénonce pas la médiocrité?

Parce qu’on n’a jamais arrêté de vouloir de susciter le débat public.

Parce qu’on est dû pour une bonne prise de conscience.

Parce qu’on veut repolitiser la réalité franco-ontarienne.

Parce que l’Ontario français n’a pas de webzine socio-culturel. Parce que les médias traditionnels ne répondent pas complètement à nos besoins. Parce qu’au risque de sonner cliché, on veut prendre notre place.

Parce que le discours culturel est devenu trop institutionnalisé, au point de la rendre stérile, plate et quétaine.

Parce qu’on est en état de crise et personne ne sonne l’alarme.

Parce que si on n’évolue pas comme peuple, on est faits! Parce que si on ne rejette pas le statu quo qui hante présentement l’Ontario français, on devient spectateur de notre suicide collectif. Parce qu’on a faussement l’impression que tout est cool, que tout va bien.

Parce que, malgré ça, on a espoir.

Parce que nous nous retrouvons aujourd’hui devant un Internet complètement différent qu’en 2004. Parce qu’on baigne dans ces nouveaux médias chaque jour. On connait les plateformes, les habitudes, et les conventions du web, et on a l’intention d’en prendre avantage. Parce qu’on voit en cette technologie, la possibilité de changer le discours, de sortir du mode de survie et d’assumer notre vie culturelle.

Parce que c’est plus grand que nous.

taGueule.ca est notre centrale. La nouvelle formule nous permet d’avoir la collaboration d’une trentaine de blogueurs d’un peu partout en province (avec quelques un en Acadie et au Québec) qui provoquera la discussion sur une peste de sujets. De l’éducation à la politique en passant par des critiques d’albums, des nécrologies et des billets du futur, taGueule ne gardera pas sa langue dans sa poche. Aucun tabou ne sera évité et aucune vache sacrée ne sera épargnée. Nous sommes un crachoir collectif. Consultez notre manifeste.

Contrairement à la version 2007, les discussions n’auront pas lieu strictement sur un forum de discussions central (malgré que, si vous voulez, l’ancien forum est toujours en ligne). Les discussions auront lieu partout… sur taGueule, sur Facebook, sur Twitter, dans les cafés, dans les salons des profs, dans les bars, partout.

Donc, pour revenir à la question initiale. Pourquoi relancer taGueule?

Parce qu’on se le doit. Parce que, comme l’a si bien dit Stéphane Gauthier, on se doit d’avoir une discussion publique à la hauteur de la complexité de notre milieu.

taGueule est de retour, pour le meilleur et pour le pire.