À l’enseigne de l’égalité

Dans le cadre du Salon du livre du Grand Sudbury, taGueule parrainera une table ronde sur l’absence du français dans la place publique le samedi 12 mai 2012 à 15 h. Ce n’est pas d’hier qu’on en discute : le 25 octobre 1999, Normand Renaud livrait ce billet en réaction à la nouvelle qu’une cour du Québec avait jugé inconstitutionnelle une section de la loi québécoise qui exige la prédominance du français dans l’affichage commercial. Curieusement, ça lui a fait penser au hockey.


Imaginez un tournoi de hockey entre deux équipes très inégales, non pas à cause de leur talent, mais à cause du règlement. Dans le tournoi que j’imagine, une équipe a droit à trente joueurs, et l’autre, à trois. Que voulez-vous, c’est la règle du jeu. La saison commence et l’inévitable arrive. Malgré les efforts héroïques des minoritaires, l’équipe favorisée mène bientôt au classement avec 909 victoires et 2 défaites. Mais le jeu est juste, car on en suit le règlement.

Tout ça dure longtemps, mais ne fait qu’un temps. À la longue, la grosse équipe trouve le jeu aussi injuste que la petite. À force de réduire ses adversaires en purée, on se beurre de purée soi-même. Ça, ça s’appelle la mauvaise conscience. On en perd jusqu’au goût de gagner.

Ce n’est qu’après tout ça qu’un beau jour, les maîtres du jeu décideront de changer la règle. C’est dur à admettre, mais ils l’admettent : leur règle est déréglée, leur justice est injuste, leur gloire est une honte. Ils proclament donc une nouvelle règle révolutionnaire : le jeu à forces égales. Mais s’ils changent la règle, ils se gardent bien de changer le compte des points. Les meneurs auront toujours droit à l’avance qu’ils ont gagné fair and square sous l’ancienne règle. Et que le jeu continue !

Ce qui paraît absurde en parlant du hockey ne l’est pas du tout en parlant de la société. À la fin du 20e siècle, le Canada est encore pour beaucoup le pays que son passé de privilèges britanniques a façonné. Ce n’est pas par accident que le Canada est aujourd’hui un pays anglais et que les Canadiens-Français, majoritaires au départ, sont minoritaires à l’échelle du pays et dans toutes les provinces sauf une. Ce n’est pas par accident que le principe qui a affirmé l’égalité des deux langues officielles a aussitôt infirmé les efforts faits au Québec pour effacer les acquis du nationalisme britannique d’hier. Si la majorité a changé les règles du jeu politique, ce n’était pas pour y perdre aux éliminatoires. Alors que l’affichage commercial en français est absent partout au Canada, les lois qui le favorisent dans la seule province où il existe sont combattues. La loi du Québec sur l’affichage en français passe pour un affront à la règle suprême, généreuse et moderne de la société canadienne : l’égalité des deux langues officielles. Elle mérite l’intervention de l’arbitre judiciaire et des punitions majeures pour rudesse.

Mais si le Canada veut vraiment la justice à l’avenir, il lui faut corriger l’injustice du passé. C’est ce que le Québec essaie de faire. C’est ce que le reste du Canada pourrait faire à sa manière. Les grandes villes bilingues du pays, Ottawa-Carleton et Sudbury en tête, pourraient se donner des politiques pour promouvoir l’affichage commercial en français. Étant donné qu’elles voudraient l’égalité de droit pour la minorité anglo-québécoise, ces villes pourraient exiger l’égalité de fait pour leur propre minorité franco-ontarienne. Elles pourraient combattre l’entorse à la règle de l’égalité, quand c’est l’indifférence du peuple et non la loi du peuple qui l’impose. Ce serait une manière de ramener à sa destinée bilingue un pays que le jeu du privilège britannique a si longtemps dévoyé.

Si le Québec agace tellement l’opinion canadienne, ce n’est pas parce qu’il maltraite sa minorité. C’est parce qu’il exerce à son tour et à son compte le plus arrogant des privilèges en politique : celui de fixer les règles du jeu. On a beau dire autrement, en matière d’affichage commercial, le principe canadien de la liberté est au service du privilège universel qu’est la loi du plus fort. Le Québec n’accepte pas de jouer ce jeu-là. Sa politique sur l’affichage loge à l’enseigne de l’égalité. C’est une enseigne française.

Debbie Courville va-t-elle mener nos conseils scolaires ?

Le 23 janvier 1998. La création de conseils scolaires homogènes francophones en Ontario est survenue dans la foulée de la réduction du nombre de conseils scolaires dans la province. C’était un développement inespéré pour ce qui est de la maîtrise des francophones sur leurs institutions. Mais ces conseils français sauraient-ils mieux assurer la francité des écoles françaises ?


Le poète maudit Patrice Desbiens a trouvé beaucoup d’images frappantes, troublantes, gênantes et percutantes dans sa longue carrière de paratonnerre involontaire de la dérision de la condition franco-ontarienne. (Voilà une phrase pleine de rimes comme le pauvre Patrice n’en écrit jamais !) Parmi tous ses personnages plus ou moins fictifs, il y a l’inoubliable Debbie Courville, qui habite le recueil au titre trompe-l’œil Poèmes anglais. Debbie, c’est l’inconnue dont on ne connaît que le nom écrit à la main sur la page de garde d’un vieux livre d’école française vendu à un libraire d’occasion. C’est elle que l’on croise, combien d’années plus tard, en serveuse de restaurant qui vous sert en disant :

I’m French, but I don’t speak it. Do you want more coffee ?

Eh oui, quoique non francophone, Debbie est française. Elle peut le dire avec l’assurance de la personne dans son droit. Car la loi suprême du pays, la Charte des droits et libertés, lui donne ce droit quand vient le temps de choisir ou non l’école française pour ses enfants. Les conseils scolaires, eux, ont trop souvent permis que ce pouce devienne un mille.

Les recensements nous disent qu’au fil des générations, Debbie et ses semblables sont devenus la majorité franco-ontarienne. Quand pour une raison ou une autre, ils boudent les écoles d’immersion, ce n’est pas étonnant, donc, qu’ils soient parfois la majorité dans des écoles françaises, Et s’ils n’y sont pas majoritaires, ils sont peut-être encore plus puissants. Car ils bénéficient alors du souci bienveillant que l’on a pour la minorité dans la salle de classe, additionné au pouvoir qui auréole d’eux à titre de majorité dans la société.

Mes lumières en politicologie peuvent sembler discutables. Mais qui sait à quel point elles n’éclairent pas réellement plus d’un épisode de l’histoire récente de nos anciens conseils scolaires, ou plutôt de leurs sections de langue française. À plus d’une reprise et dans plus d’une ville – North Bay, Sudbury, Sault-Sainte-Marie et où encore – des « français francophones » ont réclamé dans leur ville au moins une école française vraiment française et se sont fait rabattre le caquet. On les a traités d’extrémistes, d’élitistes, de séparatistes, de racistes. Et on les a remis à leur place, au même rang que tous, comme il convient aux prétentieux. Or, au contraire de ce qu’on a dit souvent, ni la Charte canadienne des droits et des libertés, ni les politiques du ministère de l’Éducation n’empêchaient le classement des élèves vraiment francophones dans des écoles à part. La preuve, c’est que ça a été fait dans quelques villes ontariennes, même là où le nombre ne le justifiait pas.

Ne pas vouloir accommoder les « français francophones », ça découle sans doute en partie d’une logique de gestionnaires soucieux d’économies. Mais il n’y a pas que ça. En vérité, ça s’explique par la tendance de tout organisme à ravaler la minorité dans la majorité. En Ontario français, c’est Debbie Courville qui a le nombre de son bord. Son poids politique pèse fort sur la conscience des conseillers scolaires élus, après tout, pour représenter et desservir toute la population. Les enfants anglicisés de Debbie n’auront jamais de misère à trouver, eux, une école qui ne leur fasse pas sentir qu’ils sont étranges.

Jusqu’à preuve du contraire – que j’attends de tout cœur et bientôt je vous en prie – rien dans le simple fait d’avoir maintenant des conseils scolaires français ne change de tels rapports de force. En Ontario, tout au fond de la minorité française, il y a la minorité francophone. C’est la minorité dans la minorité, dont Debbie Courville fait bien ce qu’elle le veut. Voilà pourquoi, à l’aurore des nouveaux conseils scolaires homogènes français, et en parlant d’avance au nom des prochains parents qui oseront demander une école authentiquement française, je fais ce pathétique plaidoyer démocratique.

Please, Mrs Courville, you already have all the schools you need. Now can I have one real French school? Just one, please ? Come on, Debbie. Give me a break.


Ce texte fut publié dans le recueil de nouvelles De face et de billet, par Normand Renaud, aux éditions Prise de parole, 2002. Reproduit avec permission.

A word to the students of collège Boréal

It’s my pleasure this morning to say a few words to the young men and women who are studying in this fine new college. I’ll say them in the language in which most of you seem more comfortable, judging from what I’ve heard in the halls and the cafeteria.

Yes sir, you see it coming and you’re right. The blame, the sermon, the self-righteous talking down. But before you tune me out, here’s something for you to hit me with. I admit that I’m in no position to blame you for something I was doing myself when I was your age. I grew up here in Sudbury, like many of you. And like most of you, English was the language I felt good with. English was the way to sound like a man without sounding like my parents or my teachers. So I spoke English to everyone, except when forced otherwise. That was the way to be myself. If I’m not mistaken, you are all speaking English right now for that same reason : to be yourselves. I remember the feeling. It’s such a strong one that you don’t feel even the least bit out of place when you walk around laughing and talking English in the halls of a French school.

Mais un jour, j’ai eu l’intuition de ce qui m’arrivait en vérité. J’étais loin de me donner ma propre personnalité, d’exercer ma liberté, d’avoir l’air confiant en parlant l’anglais. En vérité, je faisais docilement ce que la société voulait que je fasse. Je n’essayais pas d’être moi-même. J’essayais d’être comme tout le monde.

À l’époque, je faisais comme vous mes études postsecondaires. Je voyais vite venir le temps où j’allais devoir savoir qui j’étais vraiment, si je voulais trouver ma place et mon salaire. J’osais peut-être aussi rêver, un peu, de faire une différence dans mon petit coin de pays et d’aider à bâtir un monde meilleur. C’est là que j’ai commencé à voir mes parents canadiens-français d’un autre oeil. C’est là aussi que j’ai commencé à voir plus clairement l’histoire de mon peuple. La misère économique qui l’a poussé à émigrer dans le Nord ontarien. Les pressions qu’il a subies de partout pour abandonner le français. Les efforts qu’il a maintenus sans grand succès pendant cent ans pour donner à ses enfants au moins des écoles françaises, au moins ça. En fin de compte, j’ai compris d’où je venais. J’ai compris où je m’en allais. Et j’ai compris qu’en parlant tout le temps anglais, je tournais au ridicule un courage que j’étais encore loin d’avoir montré moi-même.

Students of collège Boréal, I suspect you feel uncomfortable hearing me speaking English to you so publicly, so officially, on French radio for all to hear. I’m doing it in the hope it might help you realize how out of place you sound speaking English in this building, of all places, after so many people worked so hard for so many years to make this beautiful, ultra-modern, high-tech French language college a reality, for you.

I know you can very well do without my respect or anyone else’s. After all, you are your own man, your own woman. You don’t need to be told what to think and how to behave. You’re living life on your own terms. That’s what I thought I was doing too, before I realized that I still had some growing up to do. I hope to meet some of you some day down the road. But I would have so much enjoyed meeting you now. I somehow had hoped that you would all be different than I was at your age.

Qui parle français en Ontario ? C’est triste à dire. Il y a de petits enfants, il y a des adultes, mais entre les deux, il n’y a pas de jeunesse. Celle qui fait du bruit. Celle qui fait du fun. Celle qui fait de la vie. Ça manque beaucoup. Ça pourrait être vous.


Le 3 octobre 1997. Depuis son ouverture en 1994, le collège Boréal avait occupé des locaux de fortune. Le matin de l’ouverture officielle de son nouveau campus, j’ai livré ce billet en ondes depuis le hall d’entrée, d’où CBON Bonjour diffusait une émission en direct. Un peu ironiquement, j’ai adapté ma langue et mon langage à mon public.

Ce texte fut publié dans le recueil de nouvelles De face et de billet, par Normand Renaud, aux éditions Prise de parole, 2002. Reproduit avec permission.