Quand une inondation se déverse dans un complexe linguistique

Le 29 mai 1996. À Timmins, la rivière Mattagami débordait sous l’effet des crues du printemps. De nombreuses demeures étaient inondées. La nouvelle était assez grosse pour attirer les grands journaux, même du Québec.


Les inondations à Timmins ont mérité que pour une rare fois, le journal la Presse de Montréal envoie un journaliste dans le Nord ontarien et y consacre une pleine page. C’est bienvenu. Sauf qu’après avoir donné les faits sur la crue de la rivière, le reportage se dilue dans d’autres eaux. Le journaliste constate qu’il y a des francophones à Timmins et que leurs conversations passent spontanément du français à l’anglais. Il observe que francophones et anglophones s’entraident dans la catastrophe sans trébucher sur leurs langues. Et ainsi de suite jusqu’à la toute dernière phrase de l’article, qui rapporte le cri du cœur d’un sinistré : « Ça c’est ma propriété, pis j’t’assez proud de ça. Oh my God ! »

Bon, un journaliste a perdu le fil de sa nouvelle. Il n’y a pas encore de quoi faire un plat. Mais le rédacteur du gros titre, lui – qui n’est probablement pas le journaliste lui-même – a vu dans cette remarque-là la phrase clef de l’article. Donc quel est le gros titre en gros caractères de cette grosse nouvelle ? Eh, oui : « C’est ma propriété et j’t’assez proud de ça », en caractères trop gros et gras pour qu’on puisse les manquer.

C’est vrai que c’est le genre de « franglais » qu’on entend parfois en Ontario. C’est vrai que ça peut laisser une drôle d’impression. Mais comment se peut-il que dans toute cette catastrophe naturelle, c’est ce détail-là qui vole la vedette ? Si j’allais faire un reportage sur un des grands festivals touristiques de Montréal et que je l’intitulais, en gros caractères, « Des mendiants dans toutes les rues », même si c’est tristement vrai, n’est-ce pas que j’aurais l’air tendancieux ? Voilà pourtant où en sont ces journalistes québécois qui n’ont pas pu parler d’une inondation sans la déverser dans leur complexe linguistique. Et nous revoilà, pour la combientième fois, victimes de cette attitude si agaçante que tant de journalistes québécois avant celui-ci ont manifestée. Quand par un gros hasard ils sont amenés à parler de nous, c’est uniquement pour finir par dire, peu importe le prétexte, que hors le Québec, tout finit par l’assimilation. Même les inondations. Mais jamais n’est-il question pour eux de lever le petit doigt contre ça. Car nous ne sommes pas du bon pays.

Le Québec est bien loin d’imiter ce qui s’est passé en Allemagne, ce pays divisé par le rideau de fer et pourtant resté si solidaire qu’il est réuni aujourd’hui. Pendant la guerre froide, l’Allemagne de l’Ouest a trouvé toutes sortes de façons de commercer avec l’Allemagne de l’Est, de la soutenir économiquement, d’y injecter des fonds, d’entretenir des liens étroits, même si son voisin était en principe un pays souverain et hostile. Une entraide semblable s’est pourtant déjà vue entre Canadiens-Français, à une autre époque. Au tournant du siècle, de vieilles paroisses du Québec faisaient des collectes quand de jeunes paroisses françaises de l’Ontario connaissaient des malheurs. De nos jours, ce ne sont pas des idées pareilles mais des moqueries qui viennent à l’esprit des Québécois, même si c’est en Ontario que se joue en premier « leur » bataille pour la survie du français en Amérique.

Chers cousins Québécois, vous pourriez, si vous vouliez, être indépendantistes et en même temps soutenir vos cousins Canadiens-Français. Vous pourriez être souverainistes sans nous abandonner tout à fait, et surtout sans nous rabaisser à chaque occasion pour soulager votre mauvaise conscience. Mais vous semblez bien loin d’adopter une attitude aussi mature, confiante et conséquente. C’est pour ça que je vous le dis en grosses lettres majuscules : Oh ! mon dieu, je ne suis pas fier de vous.

Vous avez dit schizophrénie linguistique?

Ce qui m’a le plus surprise il y a dix ans quand je suis arrivée au Canada, ce sont toutes ces histoires sur les langues officielles, on s’entend, il y en a que deux au Canada mais oh boy que cela me semblait compliqué. Une décennie plus tard, je ne comprends toujours pas. Pourquoi certains francophones font une crise quand leurs gamins parlent l’anglais (regardez les débats sur l’introduction de l’anglais intensif au Québec, ou chez nous les discussions sur le fait de parler anglais dans les couloirs des écoles francos)?

Pourquoi mes étudiants anglophones me répètent ad nauseam qu’ils ne parlent pas un crisse de mot de français malgré toutes les heures passées à l’école à l’apprendre? Au passage, qu’est-ce qu’ils croient, que c’est facile d’apprendre l’anglais??? (En tout cas moi aucun progrès en vue après 10 ans…).

En France, j’ai connu des couples mixtes dont les enfants étaient parfaitement bilingues, et que je te parle allemand avec maman et français avec papa, ou arabe et français. J’ai même eu un chum qui parlait italien avec sa maman, anglais avec son papa et français comme tout le monde. Je n’avais jamais rencontré de mi-lingues ou de schizophrènes linguistiques. A l’école, j’ai appris l’anglais, le latin, l’espagnol et le russe; mon frère, lui, il a fait anglais, latin, allemand et italien. On se débrouille toujours avec notre français, enfin je crois, vous me laisserez savoir.

Cette question m’est revenue à l’esprit lors d’un récent voyage au Sénégal. L’amie avec qui j’étais parle : wolof (ça c’est la langue véhiculaire du Sénégal), peul, malinké, toucouleur, bambara, et bien sûr français (la langue de l’école) et l’anglais (à Sudbury, elle a vite compris qu’elle n’avait pas le choix!). Au Sénégal, le français est la langue officielle et il y a six autres langues qui sont reconnues langues nationales. Bien d’autres sont parlées. Alors je me suis demandée : c’est quoi notre problème???

Bon OK, le premier président c’était Léopold Sédar Senghor, un des plus grands poètes francophones à mes yeux (et je ne suis pas la seule), alors bon ça en jette et ça doit aider… nous au Canada, on aimerait juste que nos politiciens aient déjà lu un poème dans leur vie, mais bon cela ne peut être l’explication… Bah non, comme vous le savez, le Sénégal n’est pas une exception, en fait beaucoup de pays ont plusieurs langues officielles et personnes ne fait de brouhaha… bah sauf le Canada et la Belgique!

Mais je reviens à mon amie. Elle n’est pas exceptionnelle (enfin si, mais ce n’est pas de ça qu’on parle), durant les cinq jours que j’ai passés dans son village assise sur ma paillasse à trier des arachides, palabrer ou piller des arachides (crisse de peanuts!), j’en ai rencontré du monde. Les gens s’arrêtent prendre un thé et palabrer. Je ne comprenais rien bien sûr mais l’oreille s’affine au fil du temps ou une situation vous indique que ce locuteur n’est pas peul (la langue maternelle au sens propre de mon amie, bah en fait non sa vraie langue maternelle, c’en est une autre parlée comme uniquement dans son village, le peul c’est la langue principale dans laquelle elle a grandi car c’est sa langue paternelle!). Alors j’ai posé des questions. Honnêtement, ils pensaient que je venais de la planète Mars et pas simplement parce que j’étais la seule toubab dans le coin. À peu près tout le monde dans le village parlent peul, malinké ou toucouleur car on s’habitue, on côtoie des gens qui parlent différentes langues depuis toujours, donc on les a apprises au fil du temps.

La règle de politesse est la suivante : on parle dans la langue de son groupe mais on comprend la langue de l’autre qui peut parler dans sa langue. Bref, les gens sont naturellement multilingues et sains d’esprit. On est loin de l’idée de la langue véhiculaire wolof parlée à Dakar ou du français appris à l’école, mais ces langues-là aussi ils les parlent et les comprennent. J’ai compris alors assise dans la terre battue, adossée à une case et entourée de chèvres paisibles, pourquoi Senghor avait toute sa vie défendu la langue française, la francophonie comme « idéal » et non comme « idéologie »; pourquoi le ministre de De Gaulle, l’académicien, et le premier président du Sénégal libre avait aussi été le chantre de la négritude. Parce qu’il s’agit bien d’une culture commune, d’un idéal commun, d’un respect commun entre les peuples et non d’une question linguistique.

La linguistique, ce n’est que de la technique; ce n’est pas l’Homme, ce n’est pas la culture. C’est l’homo faber avec son outil versus l’homo sapiens qui pense. Alors allons-nous continuer longtemps à jouer à l’homo faber?