18 février 2012. 11h42. Second Cup. Ottawa.

Cette nouvelle chronique Do you want more coffee? cherche à présenter les échanges, tantôt drôles, tantôt navrants, entre des clients se hasardant à utiliser la langue française et les commerçants de villes à forte minorité francophone. Voici mon premier échange.


Samedi 18 février 2012. Il est 11h42.

J’entre dans le Second Cup à l’angle de Dalhousie et de Rideau, à Ottawa.

Vendeuse : “Hi !”

Moi : «Bonjour. Je voudrais un Mocha moyen et cette part de gâteau au chocolat, là.»

Elle met la part de gâteau dans un petit sachet, me le tend, puis me demande :

Vendeuse : “Do you want your Mocha with cream ?”

Moi : «Pardon ? Je ne comprends pas.»

La vendeuse a l’air embêté, elle réfléchit un instant puis articule lentement, en exagérant les mouvements de sa bouche :

Vendeuse : «Creeaaèème ?»

Moi : «Oui, merci.»

Elle tape les articles sur sa machine et apparaît le montant de 8,27$. Elle sourit, l’air gêné, en me regardant fixement.

Moi : «Ok, 8 dollars et 27 sous», dis-je en sortant l’argent.

Elle est soulagée de ne pas avoir eu à essayer de dire le montant en français.

Je récupère mon Mocha.

Moi : «Merci !»

Vendeuse : “You’re welcome !”

Sur la tasse que je sirote, je lis :

“There’s a little love in every cup / Y’a un peu d’amour dans chaque tasse”.

Debbie Courville va-t-elle mener nos conseils scolaires ?

Le 23 janvier 1998. La création de conseils scolaires homogènes francophones en Ontario est survenue dans la foulée de la réduction du nombre de conseils scolaires dans la province. C’était un développement inespéré pour ce qui est de la maîtrise des francophones sur leurs institutions. Mais ces conseils français sauraient-ils mieux assurer la francité des écoles françaises ?


Le poète maudit Patrice Desbiens a trouvé beaucoup d’images frappantes, troublantes, gênantes et percutantes dans sa longue carrière de paratonnerre involontaire de la dérision de la condition franco-ontarienne. (Voilà une phrase pleine de rimes comme le pauvre Patrice n’en écrit jamais !) Parmi tous ses personnages plus ou moins fictifs, il y a l’inoubliable Debbie Courville, qui habite le recueil au titre trompe-l’œil Poèmes anglais. Debbie, c’est l’inconnue dont on ne connaît que le nom écrit à la main sur la page de garde d’un vieux livre d’école française vendu à un libraire d’occasion. C’est elle que l’on croise, combien d’années plus tard, en serveuse de restaurant qui vous sert en disant :

I’m French, but I don’t speak it. Do you want more coffee ?

Eh oui, quoique non francophone, Debbie est française. Elle peut le dire avec l’assurance de la personne dans son droit. Car la loi suprême du pays, la Charte des droits et libertés, lui donne ce droit quand vient le temps de choisir ou non l’école française pour ses enfants. Les conseils scolaires, eux, ont trop souvent permis que ce pouce devienne un mille.

Les recensements nous disent qu’au fil des générations, Debbie et ses semblables sont devenus la majorité franco-ontarienne. Quand pour une raison ou une autre, ils boudent les écoles d’immersion, ce n’est pas étonnant, donc, qu’ils soient parfois la majorité dans des écoles françaises, Et s’ils n’y sont pas majoritaires, ils sont peut-être encore plus puissants. Car ils bénéficient alors du souci bienveillant que l’on a pour la minorité dans la salle de classe, additionné au pouvoir qui auréole d’eux à titre de majorité dans la société.

Mes lumières en politicologie peuvent sembler discutables. Mais qui sait à quel point elles n’éclairent pas réellement plus d’un épisode de l’histoire récente de nos anciens conseils scolaires, ou plutôt de leurs sections de langue française. À plus d’une reprise et dans plus d’une ville – North Bay, Sudbury, Sault-Sainte-Marie et où encore – des « français francophones » ont réclamé dans leur ville au moins une école française vraiment française et se sont fait rabattre le caquet. On les a traités d’extrémistes, d’élitistes, de séparatistes, de racistes. Et on les a remis à leur place, au même rang que tous, comme il convient aux prétentieux. Or, au contraire de ce qu’on a dit souvent, ni la Charte canadienne des droits et des libertés, ni les politiques du ministère de l’Éducation n’empêchaient le classement des élèves vraiment francophones dans des écoles à part. La preuve, c’est que ça a été fait dans quelques villes ontariennes, même là où le nombre ne le justifiait pas.

Ne pas vouloir accommoder les « français francophones », ça découle sans doute en partie d’une logique de gestionnaires soucieux d’économies. Mais il n’y a pas que ça. En vérité, ça s’explique par la tendance de tout organisme à ravaler la minorité dans la majorité. En Ontario français, c’est Debbie Courville qui a le nombre de son bord. Son poids politique pèse fort sur la conscience des conseillers scolaires élus, après tout, pour représenter et desservir toute la population. Les enfants anglicisés de Debbie n’auront jamais de misère à trouver, eux, une école qui ne leur fasse pas sentir qu’ils sont étranges.

Jusqu’à preuve du contraire – que j’attends de tout cœur et bientôt je vous en prie – rien dans le simple fait d’avoir maintenant des conseils scolaires français ne change de tels rapports de force. En Ontario, tout au fond de la minorité française, il y a la minorité francophone. C’est la minorité dans la minorité, dont Debbie Courville fait bien ce qu’elle le veut. Voilà pourquoi, à l’aurore des nouveaux conseils scolaires homogènes français, et en parlant d’avance au nom des prochains parents qui oseront demander une école authentiquement française, je fais ce pathétique plaidoyer démocratique.

Please, Mrs Courville, you already have all the schools you need. Now can I have one real French school? Just one, please ? Come on, Debbie. Give me a break.


Ce texte fut publié dans le recueil de nouvelles De face et de billet, par Normand Renaud, aux éditions Prise de parole, 2002. Reproduit avec permission.