Ce mouton n’a pas vu le loup

Le 7 février 1997. Les médias canadiens faisaient une belle place au lobbying d’Alliance Québec, organisme porte-parole des revendications des anglophones du Québec. Mais l’idée ne venait à personne de comparer leur condition à celle des francophones de l’Ontario.


Le groupe de pression anglophone Alliance Québec réussit encore ces temps-ci à ameuter l’opinion publique canadienne. Comme toujours, ces cris au loup résonnent avec ironie dans nos oreilles franco-ontariennes, tant nous savons que le péril est pire chez nous. Nous nous comparons si mal aux Anglo-Québécois à tant d’égards – écoles, hôpitaux, grands journaux, universités, services et droits acquis de tout genre – qu’il n’est pas surprenant que leur lobby aussi soit meilleur que le nôtre.

En comparant nos porte-parole aux leurs, on a l’impression de ne voir chez les nôtres que timidité, modération, bon-ententisme et à-plat-ventrisme. Des générations de chefs de file franco-ontariens se sont succédé sans jamais qu’on en ait vu un ayant la gueule d’un Howard Galganov, le mordant d’un Mordecai Richler ou l’aplomb d’un Michael Hamelin. Mais ayant dit tout ça, encore faudrait-il dire qu’en Ontario français, comme au Québec anglais, une attitude plus coriace serait plus efficace. Là dessus, j’avoue que je doute. Car la différence qui compte n’est pas dans les gorges chaudes des porte-parole, mais dans les têtes chaudes des sympathisants qui les écoutent.

Les mêmes médias qui font la place si belle à Alliance Québec l’ont faite aussi, il n’y a pas si longtemps, aux campagnes mensongères de l’Alliance for the Preservation of English in Canada et du parti Confederation of Regions. À cette époque, j’ai voulu corriger certaines des faussetés les plus choquantes que je lisais dans le courrier à l’éditeur du Sudbury Star et du Northern Life. Or, mes répliques publiées dans ces mêmes pages ont eu pour effet d’inspirer des ripostes encore plus nombreuses, plus mensongères et plus bêtes. Un soir j’ai eu le malheur d’en lire une avant mon repas. Je n’ai pas pu manger de la soirée. Telles sont les émotions qui viennent d’une telle discussion. J’ai vite compris dans quelle fosse puante je plongeais en portant ma cause sur la place publique. Quand j’ai écrit ma dernière lettre à ces journaux, c’était seulement pour annuler mon abonnement. Il faudrait que tous les Franco-Ontariens veuillent vivre ça ? Ils gagneraient vraiment à attaquer la bêtise de front ?

Il existe sans aucun doute, ce fond d’intolérance qui nourrit la fameuse menace de ressac, de backlash, par laquelle les gouvernements ontariens successifs ont toujours justifié leur inaction et leurs injustices. Il n’a pas si longtemps, un certain colonel Jock Andrews a rempli le Grand Théâtre de Sudbury pour dire devant mille personnes qui l’applaudissaient que si le sang devait couler dans les rues à cause du français au Canada, ce serait le sang des autres, pas le sien. La majorité silencieuse canadienne, elle, est plus pacifique. Elle trouve seulement que le français coûte cher, qu’il est inutile étant donné que tous les francophones parlent aussi anglais, et que s’il faut le subir en Ontario, c’est juste pour faire des accroires au Québec. Qui sait vraiment combien de tout ça s’exprime dans l’œil ferme et le ton froid de l’employé d’une agence désignée par la loi 8 sur les services en français qui vous répond : Sorry, I don’t speak French. Nous traitons nos porte-parole de poltrons ? Nous traitons les Franco-Ontariens de moutons ? Eh bien, on a raison. Car ce mouton-là a vu le loup.

Le paradoxe d’une minorité, c’est que son bien-être repose sur des principes politiques et que la politique est le règne de la majorité. C’est sur un tout autre principe de pouvoir qu’il faudrait se fonder pour donner à l’Ontario français une voix publique plus saine que la désinformation de l’APEC et plus forte que le bon-ententisme de l’ACFO. Que nos universitaires ou nos artistes se chargent enfin de le trouver. Quand on aura trouvé notre voix à faire entendre la justice, elle n’aura pas le ton de celle d’Alliance Québec. À l’entendre dénoncer si fort de si faibles torts, je suis sûr que Howard Galganov n’aurait pas fait vieux os s’il avait été Franco-Ontarien. Il aurait fait une extinction de voix suivie d’une dépression.

Il y a des indignations qui ne se disent qu’en anglais et des injustices qui ne se dénoncent qu’entre anglophones. Ça nous sert à rien d’envier les belles grosses vagues de sympathie que fait le lobbying d’Alliance Québec. Jamais nous ne pourrions rêver en faire de si belles. Au fait, ça se dirait comment, ACFO, en anglais ?

Le Règlement XVII: un arrêté lourd de conséquences

Aujourd’hui, lendemain de la Saint-Jean Baptiste, l’Ontario français reconnaît le 100e anniversaire du Règlement XVII, un arrêté de Queen’s Park qui visait à imposer l’enseignement de toutes les matières scolaires en anglais et limiter l’usage du français à quelques heures par jour en première et deuxième années exclusivement.

En juin 1912, les Conservateurs venaient d’être élus à Ottawa et réélus à Queen’s Park. À la suite d’une campagne francophobe, le gouvernement de James Whitney sentait qu’il avait le mandat de «résoudre» le «problème» des nouveaux arrivants qui avaient migré vers la province «loyaliste» dans la deuxième moitié du XIXe siècle. Les 200 000 Canadiens-français composaient maintenant des majorités dans les cantons de Prescott, Russell, Nipissing et Temiskaming et avaient modifié le caractère des paroisses et des localités. Le sentiment d’«invasion», mais aussi le refus chez les Canadiens anglais de reconnaître une dualité quelconque (linguistique ou culturelle) moussa la volonté d’assimiler les gens de souche française comme n’importe quelle autre minorité ethnique. Pourtant, au Québec, une sorte de «réserve» pour les Canadiens-français, les Anglo-Protestants, minoritaires, s’attendaient à pouvoir gérer leurs écoles autonomes que le nombre le justifie ou non.

Le Règlement XVII a été dénoncé farouchement par l’Association canadienne-française d’éducation d’Ontario naissante, mais surtout par quelques commissions scolaires, des paroisses canadiennes-françaises, des parents, des instituteurs et des élèves. La mise en vigueur du Règlement en 1913 eut pour effet de suspendre le financement et de congédier les enseignantes qui insistaient de transmettre leur matière en français. Alors que les écoles du sud-ouest ont fléchi sous la pression de Queen’s Park et de leur évêque Michael Fallon, les écoles d’Ottawa et de l’est ont résisté par des manifestations, des chasses aux inspecteurs, des souscriptions auprès du Québec pour payer les enseignantes, des délégations furent envoyées à Rome et à Londres pour convaincre l’Église et le Conseil privé du bien-fondé du refus, sans compter les nombreuses répliques écrites et orales des Canadiens-français envers leurs coreligionnaires d’origine irlandaise qui voyaient chez eux des «foreign customs» ou un «racial mad party». Les écoles du nord ont aussi résisté à leur manière. À Sudbury, la Commission des écoles séparées a divisé les écoles mixtes, ouvrant des écoles distinctes «pour» les Canadiens-français qui disaient respecter le Règlement et ne sortaient leur anglais que lorsque l’inspecteur leur rendait visite.

On connaît la suite. Après le déploiement d’arguments pédagogiques, économiques, politiques et religieux auprès de l’Église, Queen’s Park et la société civile canadienne-anglaise, mais aussi l’ouverture d’une école pédagogique française (1923) et les gestes visant à convaincre les Ontariens qu’ils pourraient s’en sortir comme des héros du bon-ententisme, l’Ontario français a obtenu gain de cause. En novembre 1927, Toronto suspendait le Règlement, non pas parce qu’il reconnaissait la dualité du Canada ou la légitimité des Canadiens-français sur son sol, mais parce que le Règlement n’avait pas favorisé le bon apprentissage de l’anglais selon les méthodes employées par les nouvelles institutrices formées à l’école pédagogique (qui était toujours entièrement financée par l’Église et l’Université d’Ottawa). La conclusion du Ministre de l’Éducation à la fin du périple était que l’anglais serait enseigné toutes les années de l’instruction primaire dans les écoles «bilingues» et que d’autres matières pourraient être enseignées en français sans que cela nuise à l’apprentissage. «The official language of the province will be properly taught», concluait-il.

Cet épisode rappelle la précarité de l’existence de l’Ontario français, mais aussi les séquelles dont nous ressentons encore les effets. Il est difficile de déterminer combien de jeunes ont été perdus aux mains d’un système scolaire anglicisant. Les écoles primaires «bilingues» ne devinrent françaises qu’en 1963 (ce qui exigeait toujours l’enseignement de l’anglais, mais seulement à partir de la troisième année) et des écoles secondaires publiques françaises ne furent financées qu’à partir de 1969. Certains élèves du secondaire (par exemple, à Sault-Sainte-Marie, Hornepayne et Espanola) attendent toujours un édifice où ils seront autonomes et n’auront pas à subir la discrimination d’une majorité qui ne comprend pas la nécessité ou le sens d’une école indépendante. La grande majorité des Franco-Ontariens «parlent l’anglais de toute façon», estime-t-on, sans prendre en compte qu’ils l’ont acquis par obligation ou par osmose.

Durant les négociations pour un renouveau constitutionnel au début des années 1980, la dualité culturelle semblait seulement faire du chemin au Nouveau-Brunswick où le premier ministre Richard Hatfield reconnut l’égalité du français et de l’anglais et des deux cultures fondatrices du pays. Le Québec optait de plus en plus pour l’unilinguisme, même si les acquis de sa minorité anglophone n’ont jamais été menacés. L’Ontario, pour sa part, cherchait à plaire à son partenaire de la Confédération en faisant des gestes de bonne foi envers sa minorité canadienne-française (la construction de nouvelles écoles, l’obtention des services juridiques, la proclamation de la Loi sur les services en français – LSF), mais le premier ministre de l’époque, Bill Davis, a toujours refusé de reconnaître l’égalité du français par crainte d’un «ressac anglophone» dans sa province. Même Bob Rae avait promis de reconnaître l’égalité du français. Cela dit, il n’a pas posé de gestes concrets pendant son mandat (1990-1995).

Les exemples de ce refus persistent, que ce soit dans le cadre de la lutte pour faire flotter le drapeau franco-ontarien à l’hôtel de ville de Sudbury (2003), lutte pendant laquelle le député provincial Rick Bartolucci avait déclaré candidement que hisser ce drapeau exigerait que ceux de l’Italie et de tous les autres pays flottent à côté de lui (!). Et n’oublions pas le récent conflit à l’hôpital de Cornwall (2012) où des municipalités et des citoyens avaient suspendu leur financement à l’institution en raison de la désignation bilingue de nouveaux postes tel qu’exigé par la LSF. L’idée que l’Ontario français fasse partie d’une des deux nations majeures du Canada ou que sa population constitue une minorité nationale (avec les Québécois, les Acadiens et les autres Francos) au même titre que les peuples indigènes peine toujours à faire du chemin auprès de la population générale. L’Ontario n’est jamais parvenu à reconnaître une autonomie aux Franco-Ontariens (hormis la gestion scolaire obtenue en 1998) ou une égalité par rapport à la majorité anglophone. Les concessions à la minorité que les Orangistes avaient qualifiées de «un-British» continuent d’être vues ainsi par trop de gens. La majorité canadienne a beau adhérer à un bilinguisme symbolique, elle continue de refuser la substance de la dualité et celle des minorités nationales.

Panégyriques sur une casserole

Ce poème fut écrit à la suite des soirées de casseroles qui ont eu lieu à Sudbury. Que les manifs aient pris cette forme, et que cette expression particulière de solidarité soit celle qui a pris de l’ampleur partout au pays mérite, je crois, notre attention.


i.
là où j’l’ai échappée au sol
y a quelques soirées
soupers
semaines
petite concavité
aux frappes de la cuillère
résonne
«bonjour»
«réveille»
raisonne

taches noires
témoignent de la soirée
où on a brûlé
le spaghetti
le riz
les justes desserts
la sensibilité

(c’était quand même
par accident)

où sont-ils
les mille
milliards d’repas
que l’on expose
dans les boulevards…?

notre vaisselle
drum core arythmique
lavée dans la poussière
l’essence
l’essentialisme
le courant
dans la rue

je crie l’alarme
sur l’eraflure
qu’il a fallue
pour enlever
une croûte brûlée
de mélasse noire

et quelle sonate

poêle et cuillère
réchauffant bien
ce qu’on n’avalera
jamais

j’ai faim
mais beaucoup moins envie
de m’mordre la langue

j’ai l’goût du métal
inoxydable
le son du sang
le goût d’érable

 

ii.
nos vieilles photos:
faudra ‘xpliquer
à nos enfants
qu’on a eu tort

que leur cacaphonie
dans la cuisine
à trois, quatre ans

—on n’avait pas compris
encore
que c’est comme ça
la politique

faut fouiller dans l’cabinet
sous l’évier
pour trouver sa voix

L’homo francophonensis ou l’histoire d’une coquille vide

Montréal, un 18 mars, il y a environ 5 ans. Nous sommes en plein défilé de la Saint-Patrick. Une journaliste est sur place pour décrire l’événement. Un travail impeccable, sauf pour une phrase qui m’avait, disons, agacé. En décrivant la foule qui s’était déplacée pour participer à la fête, elle tenait à souligner que toutes les communautés culturelles étaient représentées: «Il y avait des Irlandais, disait-elle, mais aussi des Écossais, des Haïtiens, des Chinois et des francophones…»

Ce n’était certainement pas la première fois qu’on me «francophonisait», mais c’est ce jour là que j’ai vraiment pris conscience de toute la portée de cette dernière invention de la rectitude politique. Le temps aurait pu enjoliver les choses et rendre le terme plus acceptable. Au contraire: ma «francophonité» m’irritait à l’époque. Aujourd’hui, elle me fâche. Pourquoi? Parce que le mot «francophone» réduit des millions de Canadiens français à un seul aspect de leur identité: la langue. Il fait du moine l’habit qu’il porte. Par ailleurs, le référant «francophone» n’est accepté que parce qu’il est utile, parce que la langue française est un outil de communication tangible et incontestablement unique en Amérique. Même les ténors de l’antinationalisme le plus primaire n’ont pas encore réussi à nous convaincre que la langue est une invention sociale.

La création de l’être «francophone» vide l’identité collective de près du quart de la population canadienne de toute sa substance. Tous les dictionnaires et tous les ouvrages de référence en témoignent. Leur définition du mot «francophone» est claire: «qui parle français». Rien sur les Franco-Ontariens, rien sur les Québécois, rien sur les Acadiens. Niet. Un francophone, ce n’est rien d’autre qu’un locuteur de la langue française. Bien entendu, le nom commun peut aussi se transformer en adjectif; il peut être attaché à un pays, ou à une nation. On peut parler d’un pays francophone par exemple, ou d’une nation francophone. Tout ce qu’il faut c’est qu’une partie au moins des gens auxquels ont fait référence parlent le français.

Mais voilà, au Canada, l’adjectif a pris la place du nom propre. Il a pris toute la place. Nous avons cessé d’être des gens «qui parlent le français» pour devenir strictement des… «parlent le français». Des francophones. Comme un Irlandais qui n’en est plus un parce qu’il parle anglais, ou gaélique. Il est anglophone, ou gaélophone. C’est vrai, il existe une différence importante: est Irlandais le citoyen de l’État d’Irlande, alors qu’il n’existe pas d’État souverain franco-ontarien, acadien ou québécois. Mais allez dire aux Cullen et aux O’Toole des États-Unis qu’ils ne sont pas irlandais parce que leur passeport n’est pas émis à Dublin. Allez dire aux Catalans qu’ils sont «catalophones» où tout simplement qu’ils ne sont pas catalans s’ils sont «hispanophones».

L’existence d’un État qui puisse donner corps à une identité nationale facilite certainement la définition d’une communauté. Reste qu’il est loin d’en être le seul élément constitutif. Même les plus farouches défenseurs du nationalisme dit «civique» le reconnaissent. Une certaine idée de la nation a traversé les siècles: celle qui se définit à travers une culture commune, une histoire commune, et un territoire commun. Canadien-français, vietnamien, gallois, arménien, bantou, wallon… La liste est longue comme l’Histoire du monde. Mais jamais jusqu’à maintenant un peuple ne s’était défini que par une langue.

Je suis francophone. Je suis un «qui parle français». Et si je parlais anglais? Je deviendrais alors un «qui parle anglais»? Non? Non. Je deviendrais alors un Canadian. C’est tout. Parce que cette façon de vouloir écraser notre identité nationale sous un vocable plus «inclusif» cache un profond malaise. Certains lui ont déjà donné un nom à ce malaise. L’historien Jacques Beauchemin l’a appelé «refus de soi».

Au Canada, la naissance du «francophone» comme référent identitaire quasi-exclusif est directement lié au déchirement du projet d’émancipation nationale: le mouvement indépendantiste québécois doit sa naissance à un désir de faire perdurer la «grande aventure des Français d’Amérique», des Canadiens français. Pourtant, déjà depuis la fin des années 1960, une frange toujours plus importante du mouvement a tenu à prendre ses distances par rapport au nationalisme dit «ethnique» canadien-français. Résultat: on vend l’identité «québécoise» plus civique, plus inclusive, dans l’optique de donner corps à une nation dont on nie l’existence. C’est l’aporie. Les Canadiens français nient leur existence propre pour continuer à exister! Le projet d’indépendance au Québec n’aurait aucun sens sans son moteur canadien-français ou franco-québécois, pour rester dans l’air du temps. D’ailleurs déjà, le mouvement commence à comprendre tout ce qu’il a perdu en troquant son héritage canadien-français pour le vocable plus «convenable» de francophone: sa raison d’être, et donc, son espoir de convaincre une majorité de Québécois d’adhérer à son projet.

Le Canada n’est pas le seul pays où l’on retrouve ce type de refus de soi motivé par un prétendu «patriotisme constitutionnel». L’Occident dans sa quasi-totalité est confronté à ce même «idéal civique» de l’identité nationale, totalement allergique à toute notion de communauté ancrée dans la mémoire, la culture et l’histoire. Né à gauche du spectre politique, c’est le rêve de l’égalité sans limite, quitte à nier l’histoire, l’héritage culturel, ou même jusqu’au bagage familial. Rien qui puisse provoquer le rejet de l’un, ou de l’autre, par l’un, ou par l’autre. Mais pour arriver à ce monde idéal de la feuille blanche, où tout individu peut se construire comme il le veut à partir de rien, il faut d’abord effacer tout relent d’Histoire. Tout ce qui pourrait créer un «nous» et un «eux»… Bref, purger toute la nation de sa substance pour ne laisser qu’une coquille vide.

C’est ça être francophone. C’est une coquille vide. C’est ce qui reste d’une communauté culturelle après que le vampire bien-pensant l’a vidée de toute sa substance culturelle et de toute sa mémoire. Fini le nationalisme trouble-fête qui vient ruiner la grande célébration du genre humain tout-le-monde-il-est-pareil-et-tout-le-monde-il-est-égal par le maintien d’une véritable diversité!

Oui! Le nationalisme est capable des pires crimes et des pires horreurs. Pas besoin de remonter très loin dans l’Histoire pour en avoir la preuve. Oui, l’idée est dangereuse, mais elle est aussi créatrice. Elle est aussi libératrice. L’art, les valeurs partagées, la mémoire collective: ce sont sans doute les dernières préoccupations des chiens et des chats, mais pour le genre humain, ce sont des planches de salut. En fait, notre attachement à ces abstractions est peut-être précisément ce qui fait de nous des Hommes.

J’ai peine à imaginer l’ennui d’un monde sans identité nationale «substantielle», sans histoire, sans mémoire et sans culture. Un monde sans «nous» fondé sur  l’utilitarisme, sur une langue pour nous comprendre, sur des lois pour ne pas nous taper dessus, et sur un territoire pour travailler et consommer. Et faire de l’argent. À mes yeux, dans sa définition actuelle être francophone c’est exactement ça. C’est réduire l’identité à un simple outil du vivre-ensemble. Ou plutôt, du vivre côte-à-côte.

Nous aurons un autre bel exemple de tout ce que je viens d’écrire à Toronto dans quelques jours, à l’occasion de la «Franco-Fête». Pour la fin de semaine du 24 juin. Eh oui! La Saint-Jean-Baptiste, c’était trop «canadien-français», c’était pas assez inclusif. La fête est devenue celle d’un peuple sans substance et sans mémoire. Et si l’idée vous prend de justifier cet abandon de la Saint-Jean parce qu’elle est devenue la «Fête nationale» des Québécois, ravisez-vous: 82% des Québécois sont aussi des Canadiens français confrontés à la même «francophonisation» de leur identité.

Mais prenez garde, chantres de la «francophonisation» du fait français en Amérique! Aussi nobles qu’aient été vos mobiles, l’enfer demeure pavé de bonnes intentions. À force de vouloir nier l’Histoire par souci d’inclusion, vous risquez de créer un mal plus grand encore que celui que vous souhaitiez éviter. Un retour du balancier. De Vancouver à St-John, sachez qu’ils sont encore nombreux ceux et celles qui savent très bien que la langue n’est pas la seule chose qu’ils partagent. Il ne suffit pas de nier l’existence d’un peuple pour le faire disparaître.

Tricia Foster : Marginale et triomphante

Ses fans habitués risquent d’être un peu déstabilisés. Tant mieux.

Négligée, le nouvel album de Tricia Foster, s’installe confortablement dans la marge de ce qui se fait habituellement en musique francophone au Canada. Une bouffée d’air frais.

Plongeant entre le trip-hop (Pendule), le drum & bass (M. Le Temps) et le jazz atmosphérique (Leaves), la grande fille avec une grande gueule née dans un trailer park près de North Bay dans le Nord de l’Ontario nous livre un album sombre, saupoudré de fébrilité et minimaliste à nous faire ronger les doigts. Gros phat beat qui fade out pendant une montée fulgurante de cor français. La négligée sait séduire.

Avec Olivier Fairfield (Timber Timbre, Iceberg) à la réalisation, on découvre une Tricia Foster complètement dans son élément. Sa livraison saccadée de texte sans retenue se colle parfaitement aux grooves planants, aux textures rudes et aux ambiances tendues créés par les cors français d’Erla Axelsdóttir et de Pietro Amato (Torngat, Bell Orchestre, Arcade Fire). La guitare se fait discrète, la voix est croustillante, les textes mûrs sont teintés d’images éclatantes, tout comme celle qui les chante. D’ailleurs, belle surprise : sur la deuxième pièce sur l’album, D’éclats de peines, Tricia chante un poème de Brigitte Haentjens tiré du recueil du même nom.

It grows on you. C’est un album qui passerait sous le radar à une seule écoute, mais qui s’avère triomphant après l’avoir dans l’casque pendant plusieurs semaines. Négligée marque clairement une renaissance pour l’artiste qui s’installe quelque part entre de l’early Ariane Moffatt et une Betty Bonifassi pré-Beast. L’artiste plonge entre le français et l’anglais sans hoquets et sans cérémonies, comme toute bonne Franco-Ontarienne. Les deux univers ne sont qu’un seul.

Tricia Foster nous livre son album le plus audacieux et authentique à ce jour. Un album pop percutant d’une grande dame qui mange du groove pour déjeuner, qui a peur de tout mais qui s’arrête à rien et qui ne mâche pas ses mots.

Reste à voir si l’Ontarienne qui a l’habitude de trop parler en show réussira à transposer l’atmosphère monastique en spectacle. Elle fera bien ce qu’elle voudra. C’est comme ça qu’on l’aime.

À écouter et réécouter trop fort et sur vinyle.

Pour les fans de

Betty Bonnifassi, Ariane Moffatt, Torngat

Moments forts

M. Le Temps, La 17, Pendule, D’éclats et de peinte

«Vidéo moche, mais musique intéressante» – Olivier Lalande, journaliste Nightlife et le Voir. Ditto.

Les autres l’emmerdent: ils coûtent trop cher

Depuis le printemps québécois qui perdure, il se manifeste bruyamment. On l’entend aussi fort que ces étudiants et les autres frappeurs de casserole. À coups de tweets et de petites phrases dans les courriers des lecteurs, il remplit l’espace public en devenir de ses mots afin de préserver le vide qu’il adore par-dessus tout.

Si je me souviens bien, j’ai lu quelque part qu’il nous vient des États-Unis. De la Californie, je crois. Je pense qu’il vient de bien plus loin. Au fond, son origine importe peu car, grâce à la démocratie qui l’exaspère,  il s’est propagé comme la peste sur le pauvre monde. Mais on ne peut pas vraiment le comprendre sans connaître sa nature profonde. C’est qu’il est d’abord et avant tout réactionnaire, ce créateur de trous noirs. Dire qu’il est réactionnaire est plus qu’une insulte; c’est un fait sociologique et historique. (J’utile des grands mots d’intellectuels comme «réactionnaire», «sociologique» et «historique» car cela aussi, ça le fait suer. Il transpire facilement, notre réactionnaire. Et sa présence fantomatique se fait sentir à des kilomètres à la ronde. Une odeur suffocante; une odeur qui pompe l’air plus qu’elle ne la pollue.)

Réactionnaire, donc, car il est né contre la modernité – celle du progrès, de la solidarité et de l’égalité. Il déteste notamment la solidarité. Il n’y a que des individus selon lui. Pas d’association, encore moins d’interdépendance. C’est qu’il conjugue seulement au «Je», le payeur de taxe. Il sait bien qu’il n’est pas seul au monde. Et c’est bien cela le problème. Sa nature d’animal social l’irrite au plus haut point. C’est que les autres, tous les autres, coûtent trop cher. Il rêve sans relâche d’être plus riche, mais il ne veut pas payer – comme il dit – pour les pauvres que ses fantasmes de richesse ne peuvent que créer. N’essayez pas de lui expliquer que l’enrichi doit être préservé de sa propre cupidité s’il veut garder ses biens si jalousement accumulés. Il se fout royalement des autres. Il se fiche de savoir si Keynes avait raison après la grande dépression des années 1930. Il ne veut rien savoir des bulles spéculatives. Il ne craint pas les révolutions. Il n’a aucune conscience historique et il n’en veut pas. Pour lui, la vie est simple: les autres coûtent. C’est tout. L’idée de congédier des employés et de couper à la hache et jusqu’à l’os l’excite au plus haut point. C’est un adepte de la «rationalisation des dépenses» (jamais les siennes, toujours celles des autres). Mais il a horreur des plaintes des malades qu’il cherche à soigner à coup de saignées. La voix des autres lui donne le goût du sang. Il veut du flic. Beaucoup de flics et encore plus de matraques, de gaz et de bras ou de bars cassés. Il veut une saignée qui se fasse dans l’ordre – un ordre des choses plutôt qu’une Cité des hommes et des femmes. Un ordre où il faut redresser à coup de barre de fer et de réformes «nécessaires» et donc indiscutables. Il fait davantage dans l’exigence que dans la délibération, le payeur de taxe. Lorsque son ordre des choses se fait attendre, lorsque les autres refusent d’être des investissements ou de la matière recyclable (ou jetable), le bruit des bottes le rassure, voire le fait jouir. Les bottes, les matraques et les prisons ne coûtent jamais trop chers pour le payeur de taxe.

En ce printemps québécois tumultueux, un printemps qui devient un été, le payeur de taxe a dit tout haut qu’il veut bien faire des enfants, mais à condition qu’ils ne lui coûtent rien. Qu’ils se démerdent, qu’ils investissent dans LEUR avenir. Bref, qu’ils dégagent au plus sacrant afin que le payeur de taxe et son épouse puissent enfin jouir de tout leur argent. (À moins que l’époux ou l’épouse devienne aussi trop dispendieux…) On peut bien lui rétorquer que sa progéniture pourrait également se définir comme des payeurs de taxe, mais aussi comme des payeurs de corruption, de hauts salaires injustifiables et d’égoïsme destructeur. On devrait lui dire que son manque total d’intelligence sociale nous coûte trop cher, à nous qui sommes d’abord et avant tout citoyens et citoyennes; à nous qui avons assez de maturité pour reconnaître que le monde ne tourne pas autour de nos désirs de consommation; à nous qui pourrions mieux vivre ensemble s’il finissait par grandir et finalement dépasser le stade égocentrique d’un enfant de deux ans. Est-ce aller trop loin que de lui suggérer de finalement dépasser la phase anale? Bah! Je veux bien lui laisser ses petits plaisirs clandestins à condition qu’il arrête de nous faire ch…

C’est cela le pire des dangers que nous fait courir le payeur de taxe. Il risque de tous nous entraîner dans son sillon – un mélange de phrases faciles et vulgaires, alimentées d’émotions menaçantes. C’est qu’il devient difficile à endurer le payeur de taxe. L’hiver risque d’être chaud s’il n’accepte pas d’être citoyen(ne).


Image : Hubris, Artact Qc

15 au 19 mai 2012. Sears. Centre Rideau. Ottawa.

Aujourd’hui, je ne parlerai pas de café, mais de montre. Bien sûr, cet article traitera, comme les deux derniers parus dans le cadre de la chronique «Do you want more coffee?», des services en français dans un milieu anglophone comptant une minorité francophone importante. Les articles de cette catégorie s’intéressent essentiellement, pour le moment, à la ville d’Ottawa : j’invite bien sûr d’autres rédacteurs à parler de leur expérience dans des espaces différents et à compléter cette chronique.

Pour remettre en contexte le petit récit qui va suivre, je voulais rappeler que je suis francophone et que, comme beaucoup au Canada, je maîtrise aussi l’anglais (lu, entendu, écrit et parlé). J’ai fait le choix, dans les échanges que je relate ici, de jouer l’unilingue francophone, capable toutefois de comprendre l’anglais bien qu’incapable de répondre dans une autre langue que le français. Le but de cette «expérimentation» est de promouvoir l’usage du français hors Québec, peut-être même de réveiller une certaine fierté et, surtout, de prouver que les petites actions, par leur accumulation, peuvent avoir des impacts non négligeables (à l’instar du bruit d’une cuillère en bois sur une casserole qui, accompagné de centaines d’autres, produit un véritable tintamarre).

Le 15 mai 2012, je me suis rendue au Centre Rideau, à Ottawa, pour y trouver une montre en prévision d’un cadeau. L’employé au comptoir d’informations du centre commercial parlait français et a pu m’indiquer sur un plan plusieurs boutiques pouvant m’intéresser.

J’ai fini par me rendre au Sears, qui disposait d’un petit rayon de montres de différentes marques. N’étant pas certaine de laquelle choisir sur le moment, j’ai voulu ramener chez moi un magazine.

Trois vendeuses étaient en train de discuter, accoudées aux comptoirs vitrés des présentoirs à bijoux. Je me suis approchée et leur ai demandé, en français, où est-ce que je pouvais trouver le catalogue du magasin. Elles m’ont fixée un instant, se sont regardées les unes les autres en levant les sourcils, puis l’une d’entre elles a dit : «None of us speak French.» Elles seraient vraisemblablement retournées à leur conversation si je n’avais pas insisté : «Mais est-ce que quelqu’un d’autre parle français ici?». Celle qui se tenait derrière le comptoir s’est alors saisi d’un téléphone et a demandé à parler à un agent de la sécurité en particulier.

Quelques minutes plus tard, un jeune homme dont la tenue suggérait effectivement qu’il faisait partie du personnel de la sécurité de Sears est venu se joindre à nous. Il parlait français, avec un accent latino : «Bonjour. Je peux faire la traduction si vous voulez.» S’en est suivi un échange assez amusant, entre mes questions en français, sa traduction en anglais pour les vendeuses, leurs réponses en anglais et sa traduction en français pour moi. Ce n’est pas sans mal que je me suis retenue d’interagir directement en anglais avec les vendeuses…

Il m’a ensuite accompagnée jusqu’au rez-de-chaussée, où se trouvait le présentoir des catalogues du magasin. Sur le chemin, j’ai discuté avec lui de sa maîtrise du français. Il m’a expliqué qu’il était un amoureux des langues et qu’il en parlait pour le moment quatre (portugais brésilien, espagnol, anglais et français). En rigolant, je lui ai dit qu’il devrait être augmenté pour cette capacité à servir les clients dans leur langue et à faire, de fait, le travail d’un vendeur en plus de celui d’assurer la sécurité. Il m’a avoué que c’était justement l’un des sujets d’actualité avec son patron. Sur le magazine que je venais de récupérer, je lui ai demandé d’écrire son nom et celui du responsable de la succursale.

Le 17 mai 2012, j’envoyai un courriel au «Store Manager» de ce Sears, Benjamin Weiss, où je louais la qualité du service en français assuré par son employé, Erick Mynssen.

Le 19 mai 2012, Benjamin Weiss me répondait : «Merci beaucoup ! Thank you so much for your kind comments regarding Erick». Le même jour, Erick m’informait que mon message avait été envoyé à l’ensemble des directeurs locaux et régionaux, qui l’avaient félicité en retour. Mais pas d’augmentation ou de prime en vue (j’étais un peu trop optimiste)… même s’il a vu son nom affiché sur le tableau des employés performants dans son magasin (son courriel : «As far as rewards I had my name up on the Wow board of the store but unfortunately I did not receive anything else, Sears kind of takes its associate’s skills for granted»).

Les failles du testing provincial

Au cours des dernières semaines, les élèves de la 3e, de la 6e, de la 9e et de la 10e année ont dû se soumettre à ce qu’on appelle communément le testing provincial. Dans une brochure de l’Office de la qualité et de la responsabilité en éducation (OQRE), on explique que «les tests provinciaux de l’Ontario permettent d’évaluer, de façon objective et fidèle, dans quelle mesure les élèves acquièrent les habiletés en lecture, en écriture et en mathématiques qui sont définies dans le curriculum de l’Ontario». Il est donc bien difficile de s’opposer à un tel projet.

Même si la cause est noble, comprenons bien que les résultats des tests de l’OQRE sont aussi utilisés à des fins de recrutement. Pour l’OQRE «les tests provinciaux de l’Ontario rendent les écoles et les conseils scolaires responsables de la réussite des élèves». Chaque automne, l’OQRE dévoile les performances des écoles et des conseils scolaires en grandes pompes. Les médias font alors leur travail en identifiant publiquement les meilleures et les pires performances. Ces résultats en influencent plus d’un dans le choix d’une école pour leurs enfants. L’OQRE soutient d’ailleurs que les résultats servent d’outil de comparaison entre les conseils scolaires. Les données de l’OQRE peuvent alors être utilisées comme outil de promotion pour attirer davantage d’élèves. Il faut savoir que pour chaque élève inscrit, un conseil scolaire reçoit 10 000$ par année. Il n’y a pas que le casse-croûte du coin qui a compris que voted best burger in town”, ça rapporte. Les conseils scolaires aussi.

Le processus d’évaluation de l’OQRE est impressionnant. Les élèves ont de 3 à 4 jours pour compléter tous les cahiers d’évaluation. Ils passent toute leur journée à y répondre. Dans certaines écoles, pour améliorer les performances, on permet aux élèves de mâcher de la gomme, une pratique généralement interdite, et on leur permet 3 ou 4 récréations au lieu de 2. Nos enfants n’en sont que plus heureux, mais pourquoi n’ont-ils pas droit à de telles conditions pendant toute l’année? L’enseignement ne devrait-il pas se faire dans un environnement favorisant l’apprentissage pendant toute l’année scolaire?

Au cours des dernières années, j’ai pu observer de nombreux élèves, dont mes propres enfants, s’angoisser à l’idée de répondre aux questionnaires de l’OQRE. J’ai vu et entendu des enseignants annoncer à des élèves qu’ils risquaient de redoubler leur année s’ils échouaient le test provincial. Une absurdité! Il est clairement établi par l’OQRE que les résultats de cette évaluation ne sont pas compilés sur le bulletin final de l’élève. J’ai vu des enfants de 6e année apprendre des notions de mathématiques en catastrophe et subir de la pression pour performer à cette question pendant ladite évaluation. Des exemples comme ceux-ci, ça ne s’invente pas.

Précisons qu’il est impératif que le gouvernement et les conseils scolaires, évaluent les connaissances des élèves pour améliorer leur rendement et le système d’éducation.  Le système d’évaluation de l’OQRE a d’ailleurs été réévalué au cours des dernières années et ne se fait plus sur une base aléatoire. Maintenant, tous les élèves sont évalués à 4 reprises pendant leur cheminement scolaire. C’est rassurant. Cependant, la qualité de l’éducation en est-elle vraiment améliorée?

Au cours des 10 dernières années, j’ai enseigné au collège et à l’université où je me suis arrachée les cheveux à enseigner des règles de grammaire de base. Sur la règle de l’accord du participe passé, on m’a trop souvent répondu «J’ai jamais appris ça.» ou encore «C’est quoi la différence entre c’est et s’est madame?».  Ces étudiants qui sont assis dans mes classes ont tous réussi le Test provincial en compétences linguistiques (TPCL), une autre évaluation de l’OQRE. La réussite de ce test est obligatoire pour l’obtention du diplôme d’études secondaires. Un élève qui le réussit confirme qu’il a atteint ou dépassé la norme provinciale en compétences linguistiques. Comment explique-t-on alors que la plupart d’entre eux ne savent pas comment accorder un participe passé? Il faudrait peut-être revoir la norme.

Les intentions du ministère de l’Éducation, de l’OQRE et des conseils scolaires sont nobles, mais il faut se rendre à l’évidence. L’évaluation des connaissances de nos enfants n’est pas la meilleure route à emprunter pour améliorer leurs compétences. Il faut revoir le système à plus grande échelle ainsi que les notions qui sont enseignées et la façon dont elles sont enseignées. Pour atteindre des sommets, il faut évaluer le parcours à partir de la base.


Illustration : Target Practice, Michael Peck

La rue et la démocratie

À 16h vendredi dernier, après ma semaine de travail, je suis allé manifester avec ma conjointe et mes enfants. On avait décidé de participer à «Sudbury-darité» (fort heureusement rebaptisé, en cours de route, «Casseroles Sudbury»), une marche qui visait à exprimer de la solidarité avec le mouvement étudiant québécois, à dénoncer l’infâme loi 78 et à chercher à provoquer une réflexion de ce côté de l’Outaouais. L’accessibilité à l’éducation est, après tout, une question qui se pose partout, au premier chef dans la province ayant les plus hauts frais de scolarité du pays. La liberté d’expression, bien sûr, est une question tout aussi universelle, question qui s’est posée avec acuité ici aussi tard que l’an dernier, lors du sommet du G-20, lorsque la province et sa police n’ont pas eu besoin de loi spéciale pour remettre en cause son importance. Puis Harper, ben, n’en parlons même pas (ça mérite un ou deux billets en soit, vous ne trouvez pas?)

Durant les derniers jours, peut-être semaines, ma conjointe et moi avons eu l’impression de sentir le vent tourner au sein de l’opinion publique canadienne. Les manifestants québécois, généralement traités d’enfants gâtés – voire d’enfants-rois – au début du conflit, gagnaient un nouveau respect, il nous semblait. Ou, au moins, ils bénéficiaient d’une appréciation moins caricaturale et moins homogène. Il nous a semblé qu’une certaine idée se répandait selon laquelle ce mouvement représentait peut-être, après tout, des doléances légitimes. Des doléances ne se limitant pas aux frais de scolarité qui en sont la raison d’être officielle et le symbole. Ce «printemps érable» toucherait donc à un malaise dans la société contemporaine, malaise auquel il n’est pas nécessairement facile de mettre des mots, mais qu’il est néanmoins important de commencer à explorer et exprimer. Malaise vis-à-vis nos modèles économiques, qui font passer la productivité et la croissance avant tout le reste, sous prétexte de compétitivité. Malaise avec le fonctionnement de nos régimes politiques, qui malgré leurs structures de démocratie représentative semblent souvent être redevables à des pouvoirs autres que celui du peuple. Devant nos yeux, dans les médias du ROC, le printemps érable est passé de caricature à question sociale brûlante, qui divise l’opinion ici comme au Québec. L’amorce d’un débat de société, quoi. C’est pour cette raison qu’on a décidé de participer à cette marche. Parce que ce malaise, on le ressent aussi. Parce que cette conversation publique, on veut l’avoir. Parce que les méfaits du gouvernement Harper valent bien ceux de celui de Charest, selon nous.

La difficulté avec les manifestations, c’est qu’elles n’attirent pas toujours uniquement des gens intéressés à tenir des débats de société. Qui dit «débat» dit forcément «dialogue». Vouloir un débat de société, c’est vouloir exprimer quelque chose mais, encore davantage, c’est vouloir être entendus. C’est donc tendre une perche; c’est donner la main. Sinon aux autorités, au moins à la masse de nos concitoyens, afin de tenter de les convaincre, afin de tenter de leur faire entendre raison. Malheureusement, il y a souvent quelques individus, dans une manif’, qui s’intéressent finalement peu à faire passer  un message, mais qui s’intéressent beaucoup à jouer des rôles préconçus. À se donner le beau rôle. À proclamer, d’une manière ou d’une autre, leur supériorité morale ou intellectuelle. Ou alors, à simplement rejeter «le système».

La manif de vendredi a très bien débuté. Le groupe, qui devait faire environ 75 personnes, était assez varié. On y trouvait jeunes, vieux, hommes, femmes, enfants. L’ambiance était festive et bon enfant. Nous avons commencé à marcher dans les rues du centre-ville de Sudbury, occupant une moitié de la rue, du trottoir jusqu’à la ligne jaune. En d’autres mots, nous bloquions la circulation derrière nous. C’était spontané et, selon moi, justifié. Une manifestation, c’est-à-dire une prise de parole collective en public, peut légitimement perturber l’ordre public, temporairement et dans des limites raisonnables. Cela fait partie de la prise de parole. Crier fort, mais au milieu de la forêt, voire du Parc Bell, n’aurait pas attiré beaucoup d’attention. Dans le centre-ville, les inconvénients qu’on causait, quoique réels, étaient raisonnables, puisqu’après quelques minutes, au plus, les voitures derrière nous avaient l’option d’emprunter une rue ou ruelle transversale pour nous semer. D’ailleurs, aucun automobiliste ne s’est plaint pendant tout le segment «centre-ville» de la marche. Les seuls klaxons entendus exprimaient du soutien pour la manifestation. J’ai donc fièrement marché au milieu de la voie publique, tenant ma fille préscolaire par la main. (Elle s’amusait comme une folle au milieu des casseroles.)

Bien que rien de dramatique n’ait eu lieu, il n’est pas faux de dire que la situation s’est corsée une fois que nous sommes arrivés sur le «pont des nations», long viaduc raccordant les parties nord et sud de la ville, au-dessus de la cour de triage du Canadien Pacifique. Au début, tout allait bien. La procession bloquait l’une des deux voies en direction sud, ce qui ralentissait sensiblement la circulation, sans pour autant paralyser les déplacements complètement en cette heure de pointe. Pour les besoins de notre cause, c’était suffisant. En ralentissant la circulation, on manifestait notre présence, on exprimait un malaise, on appelait l’attention du public à celui-ci. Ce but était, d’ailleurs, déjà atteint, puisque trois ou quatre journalistes couvraient la manifestation, prenant des photos, filmant et faisant des entrevues.

Quelques minutes plus tard, je constatais avec déception, mais sans grande surprise que, pour certains, ralentir le trafic sur l’un des axes principaux de la ville n’était pas assez. Une petite bande de trois ou quatre manifestants, tenant une énorme banderole, se sont mis à marcher dans la deuxième voie en direction du sud. Impossible pour les automobilistes de passer. Impossible, aussi, pour eux de faire demi-tour, étant donné la séparation au milieu du pont. Et même s’ils avaient réussi, le détour occasionné pour se rendre dans la partie sud de la ville aurait fait plusieurs kilomètres. C’était, pour moi, dépasser la limite que nous octroyait le droit à la liberté d’expression. Je n’affirme pas qu’il ne soit jamais légitime de penser bloquer un pont. Mais pour une première (ou deuxième) marche de solidarité, avec un message politique général et ne visant pas à régler une crise immédiate, c’était de l’overkill. Pis: c’est ce genre d’action qui démobilise bien des gens qui seraient autrement prêts à se joindre à des manifestations.

Bien sûr, il n’y a pas que des manifestants zélés qui peuvent ne pas comprendre la nature d’une vraie manifestation, dans le sens démocratique du terme. Ça peut être le cas des forces de l’ordre, aussi. Ce point a été illustré quelques minutes plus tard, lorsque les premiers policiers sont arrivés sur les lieux. C’était après que les zélés aient libéré la voie de gauche, convaincus par les organisateurs, plus raisonnables. Le premier agent sorti de sa voiture (qui était aussi le dernier sorti de l’académie, vu qu’il n’avait que quelques poils au menton) s’est mis à gueuler de manière fort désagréable “Get on the sidewalk. Get, get! Get on the sidewalk!”. Beuglements accompagnés de grands signes de bras. Quand quelqu’un lui a demandé, d’un ton plutôt neutre: “What will happen otherwise?”, il a répondu de manière bête, “You’ll get arrested!”. Ce policier zélé commettait la même faute que les gars à la banderolle, mais dans le sens inverse. En nous demandant de nous enligner à la queue-leu-leu sur le trottoir, il nous réduisant au statut de «piétons». Il nous refusait en fait toute légitimité à l’usage de l’espace public. La liberté d’expression n’entrait pas dans son équation. Or, le droit à manifester en public est un rouage de la démocratie, au même titre que les élections. Les corps policiers qui travaillent dans des démocraties actives le savent et le reconnaissent. Le problème, c’est que la démocratie canadienne est dans un état atrophié. On n’en a plus l’habitude. Ni les manifestants, ni le public, ni les policiers.

En fin de compte, la manifestation s’est globalement bien passée. Reste qu’une (ré)éducation démocratique s’impose. Et les manifestants peuvent y contribuer. En sensibilisant leurs membres, d’abord. Puis la police. Et, surtout, le public en général, pour qu’il n’associe plus le mot «manifestation» à un idéalisme hippy déconnecté, à un reliquat du passé. Un mouvement qui veut devenir influent, qui veut rejoindre tous les progressistes de la ville, n’a pas intérêt de mettre l’accent sur le rejet de l’autorité plutôt que sur son message. Je suggérerais à «Casseroles Sudbury» que l’on crée l’ambiance la plus festive possible lors des prochaines manifs. Costumes, chants, etc. peuvent rendre le mouvement plus attirant. La vaste majorité des gens progressistes ne sont pas intéressés à simplement prendre la posture de «ceux qui ont raison» envers et contre tous. Ils veulent encourageer le changement. Et on ne fait pas cela avec 50-75 personnes. Il faut grandir, montrer la pleine ampleur de l’opposition sudburoise aux tendances néolibérales et «harperiennes». Alors, peut-être, on réussira à participer à la transformation du mouvement québécois en mouvement pan-canadien. Alors, peut-être, les rues de Sudbury pourront-elles ressembler à ceci.