La rue et la démocratie

À 16h vendredi dernier, après ma semaine de travail, je suis allé manifester avec ma conjointe et mes enfants. On avait décidé de participer à «Sudbury-darité» (fort heureusement rebaptisé, en cours de route, «Casseroles Sudbury»), une marche qui visait à exprimer de la solidarité avec le mouvement étudiant québécois, à dénoncer l’infâme loi 78 et à chercher à provoquer une réflexion de ce côté de l’Outaouais. L’accessibilité à l’éducation est, après tout, une question qui se pose partout, au premier chef dans la province ayant les plus hauts frais de scolarité du pays. La liberté d’expression, bien sûr, est une question tout aussi universelle, question qui s’est posée avec acuité ici aussi tard que l’an dernier, lors du sommet du G-20, lorsque la province et sa police n’ont pas eu besoin de loi spéciale pour remettre en cause son importance. Puis Harper, ben, n’en parlons même pas (ça mérite un ou deux billets en soit, vous ne trouvez pas?)

Durant les derniers jours, peut-être semaines, ma conjointe et moi avons eu l’impression de sentir le vent tourner au sein de l’opinion publique canadienne. Les manifestants québécois, généralement traités d’enfants gâtés – voire d’enfants-rois – au début du conflit, gagnaient un nouveau respect, il nous semblait. Ou, au moins, ils bénéficiaient d’une appréciation moins caricaturale et moins homogène. Il nous a semblé qu’une certaine idée se répandait selon laquelle ce mouvement représentait peut-être, après tout, des doléances légitimes. Des doléances ne se limitant pas aux frais de scolarité qui en sont la raison d’être officielle et le symbole. Ce «printemps érable» toucherait donc à un malaise dans la société contemporaine, malaise auquel il n’est pas nécessairement facile de mettre des mots, mais qu’il est néanmoins important de commencer à explorer et exprimer. Malaise vis-à-vis nos modèles économiques, qui font passer la productivité et la croissance avant tout le reste, sous prétexte de compétitivité. Malaise avec le fonctionnement de nos régimes politiques, qui malgré leurs structures de démocratie représentative semblent souvent être redevables à des pouvoirs autres que celui du peuple. Devant nos yeux, dans les médias du ROC, le printemps érable est passé de caricature à question sociale brûlante, qui divise l’opinion ici comme au Québec. L’amorce d’un débat de société, quoi. C’est pour cette raison qu’on a décidé de participer à cette marche. Parce que ce malaise, on le ressent aussi. Parce que cette conversation publique, on veut l’avoir. Parce que les méfaits du gouvernement Harper valent bien ceux de celui de Charest, selon nous.

La difficulté avec les manifestations, c’est qu’elles n’attirent pas toujours uniquement des gens intéressés à tenir des débats de société. Qui dit «débat» dit forcément «dialogue». Vouloir un débat de société, c’est vouloir exprimer quelque chose mais, encore davantage, c’est vouloir être entendus. C’est donc tendre une perche; c’est donner la main. Sinon aux autorités, au moins à la masse de nos concitoyens, afin de tenter de les convaincre, afin de tenter de leur faire entendre raison. Malheureusement, il y a souvent quelques individus, dans une manif’, qui s’intéressent finalement peu à faire passer  un message, mais qui s’intéressent beaucoup à jouer des rôles préconçus. À se donner le beau rôle. À proclamer, d’une manière ou d’une autre, leur supériorité morale ou intellectuelle. Ou alors, à simplement rejeter «le système».

La manif de vendredi a très bien débuté. Le groupe, qui devait faire environ 75 personnes, était assez varié. On y trouvait jeunes, vieux, hommes, femmes, enfants. L’ambiance était festive et bon enfant. Nous avons commencé à marcher dans les rues du centre-ville de Sudbury, occupant une moitié de la rue, du trottoir jusqu’à la ligne jaune. En d’autres mots, nous bloquions la circulation derrière nous. C’était spontané et, selon moi, justifié. Une manifestation, c’est-à-dire une prise de parole collective en public, peut légitimement perturber l’ordre public, temporairement et dans des limites raisonnables. Cela fait partie de la prise de parole. Crier fort, mais au milieu de la forêt, voire du Parc Bell, n’aurait pas attiré beaucoup d’attention. Dans le centre-ville, les inconvénients qu’on causait, quoique réels, étaient raisonnables, puisqu’après quelques minutes, au plus, les voitures derrière nous avaient l’option d’emprunter une rue ou ruelle transversale pour nous semer. D’ailleurs, aucun automobiliste ne s’est plaint pendant tout le segment «centre-ville» de la marche. Les seuls klaxons entendus exprimaient du soutien pour la manifestation. J’ai donc fièrement marché au milieu de la voie publique, tenant ma fille préscolaire par la main. (Elle s’amusait comme une folle au milieu des casseroles.)

Bien que rien de dramatique n’ait eu lieu, il n’est pas faux de dire que la situation s’est corsée une fois que nous sommes arrivés sur le «pont des nations», long viaduc raccordant les parties nord et sud de la ville, au-dessus de la cour de triage du Canadien Pacifique. Au début, tout allait bien. La procession bloquait l’une des deux voies en direction sud, ce qui ralentissait sensiblement la circulation, sans pour autant paralyser les déplacements complètement en cette heure de pointe. Pour les besoins de notre cause, c’était suffisant. En ralentissant la circulation, on manifestait notre présence, on exprimait un malaise, on appelait l’attention du public à celui-ci. Ce but était, d’ailleurs, déjà atteint, puisque trois ou quatre journalistes couvraient la manifestation, prenant des photos, filmant et faisant des entrevues.

Quelques minutes plus tard, je constatais avec déception, mais sans grande surprise que, pour certains, ralentir le trafic sur l’un des axes principaux de la ville n’était pas assez. Une petite bande de trois ou quatre manifestants, tenant une énorme banderole, se sont mis à marcher dans la deuxième voie en direction du sud. Impossible pour les automobilistes de passer. Impossible, aussi, pour eux de faire demi-tour, étant donné la séparation au milieu du pont. Et même s’ils avaient réussi, le détour occasionné pour se rendre dans la partie sud de la ville aurait fait plusieurs kilomètres. C’était, pour moi, dépasser la limite que nous octroyait le droit à la liberté d’expression. Je n’affirme pas qu’il ne soit jamais légitime de penser bloquer un pont. Mais pour une première (ou deuxième) marche de solidarité, avec un message politique général et ne visant pas à régler une crise immédiate, c’était de l’overkill. Pis: c’est ce genre d’action qui démobilise bien des gens qui seraient autrement prêts à se joindre à des manifestations.

Bien sûr, il n’y a pas que des manifestants zélés qui peuvent ne pas comprendre la nature d’une vraie manifestation, dans le sens démocratique du terme. Ça peut être le cas des forces de l’ordre, aussi. Ce point a été illustré quelques minutes plus tard, lorsque les premiers policiers sont arrivés sur les lieux. C’était après que les zélés aient libéré la voie de gauche, convaincus par les organisateurs, plus raisonnables. Le premier agent sorti de sa voiture (qui était aussi le dernier sorti de l’académie, vu qu’il n’avait que quelques poils au menton) s’est mis à gueuler de manière fort désagréable “Get on the sidewalk. Get, get! Get on the sidewalk!”. Beuglements accompagnés de grands signes de bras. Quand quelqu’un lui a demandé, d’un ton plutôt neutre: “What will happen otherwise?”, il a répondu de manière bête, “You’ll get arrested!”. Ce policier zélé commettait la même faute que les gars à la banderolle, mais dans le sens inverse. En nous demandant de nous enligner à la queue-leu-leu sur le trottoir, il nous réduisant au statut de «piétons». Il nous refusait en fait toute légitimité à l’usage de l’espace public. La liberté d’expression n’entrait pas dans son équation. Or, le droit à manifester en public est un rouage de la démocratie, au même titre que les élections. Les corps policiers qui travaillent dans des démocraties actives le savent et le reconnaissent. Le problème, c’est que la démocratie canadienne est dans un état atrophié. On n’en a plus l’habitude. Ni les manifestants, ni le public, ni les policiers.

En fin de compte, la manifestation s’est globalement bien passée. Reste qu’une (ré)éducation démocratique s’impose. Et les manifestants peuvent y contribuer. En sensibilisant leurs membres, d’abord. Puis la police. Et, surtout, le public en général, pour qu’il n’associe plus le mot «manifestation» à un idéalisme hippy déconnecté, à un reliquat du passé. Un mouvement qui veut devenir influent, qui veut rejoindre tous les progressistes de la ville, n’a pas intérêt de mettre l’accent sur le rejet de l’autorité plutôt que sur son message. Je suggérerais à «Casseroles Sudbury» que l’on crée l’ambiance la plus festive possible lors des prochaines manifs. Costumes, chants, etc. peuvent rendre le mouvement plus attirant. La vaste majorité des gens progressistes ne sont pas intéressés à simplement prendre la posture de «ceux qui ont raison» envers et contre tous. Ils veulent encourageer le changement. Et on ne fait pas cela avec 50-75 personnes. Il faut grandir, montrer la pleine ampleur de l’opposition sudburoise aux tendances néolibérales et «harperiennes». Alors, peut-être, on réussira à participer à la transformation du mouvement québécois en mouvement pan-canadien. Alors, peut-être, les rues de Sudbury pourront-elles ressembler à ceci.

Le “coming out” de l’homme invisible

Dans le cadre du Salon du livre du Grand Sudbury, taGueule parrainera une table ronde sur l’absence du français dans la place publique le samedi 12 mai 2012 à 15 h. Venez en discuter avec nos panélistes.


En 2009, ma famille et moi déménagions à Sudbury. Nous avons rapidement adopté la ville, qui a su nous plaire de multiples manières. On y est bien, et on arrive à s’y projeter dans l’avenir.

Parmi les choses importantes pour nous dans le choix d’une ville où habiter, il y avait la possibilité de vivre en français. Oh, pas à 100%. Non, ça, ce n’est pas mon idéal. En fait, j’aime la mixité linguistique, comme beaucoup de gens. J’aime les va-et-vient entre nos deux langues nationales. C’est tout ce que j’ai ever connu. Ça fait partie de qui je suis. J’peux pas imaginer ne pas être exposé aux idées et à l’humour de chacune des deux grandes sphères culturelles du pays. Je ne voudrais me priver ni de l’une, ni de l’autre. Non, décidément, le monolithisme linguistique, c’est très peu pour moi. Quelque chose me manquerait si je vivais, mettons, au Saguenay ou à Saskatoon.

Avec Sudbury, sur le plan linguistique, j’ai vite constaté qu’on était bien servis, ma famille et moi. C’est la ville ayant la deuxième plus grande minorité de langue française «hors Québec» en termes de proportion de la population. On peut y éduquer nos enfants en français de la maternelle jusqu’au doctorat. On y retrouve une foule d’organismes et d’institutions francophones très dynamique. Au niveau des produits culturels en français aussi, on n’est pas dans la dèche – musique, édition, théâtre, salon du livre, etc. Certes, il y a des défaillances. La librairie Grand ciel bleu, qui a fermé les portes l’an dernier, a laissé un grand vide, par exemple. En termes de cinéma, il faut se satisfaire de la portion congrue d’un festival annuel bilingue. Mais somme toute, on a tout ce qu’il faut pour que le français ait une vraie présence dans la vie quotidienne.

Sudbury est-elle donc un éden du bilinguisme et du biculturalisme, une ville où les deux cultures sociétales du pays rayonnent également? Hélas non. Il manque un morceau. Un gros morceau. Ce manque, il m’a sauté aux yeux dès mon arrivée, et il me semble tout aussi évident aujourd’hui. Il s’agit de la faible présence du français dans l’espace public. Les Franco-Ontariens d’ici ont su créer et maintenir des organisations et des institutions dynamiques et efficaces, des institutions qui sont dans bien des cas des piliers de la vie civique sudburoise. Ils ont su, aussi, obtenir des services gouvernementaux dans leur langue. Ce qu’ils ne sont pas arrivé à faire, jusque maintenant, c’est de rendre légitime l’usage de leur langue en dehors de ces institutions. Dans la rue, dans les commerces, sur les panneaux d’affichage, sur les champs de soccer des enfants même, le français se fait rare.

Pour un monctonnien transplanté, qui pourtant, forcément, a eu sa part de “I don’t speak French” balancées à la figure dans sa vie, cette réalité est frappante. Je n’ai, par exemple, pas encore vu de menus bilingues dans un restaurant de la ville. Nulle part! Cette situation est donc clairement «normale», c’est-à-dire considérée comme la norme. Pis, cette norme n’est même pas contestée pour l’instant par une poignée de restaurateurs rebelles. Autre exemple, parmi tant d’autres possibles: on ne retrouve pas de jeux pour enfants, de livres ou de cartes de souhaits de langue française dans les magasins «normaux» de la ville. Visiblement, ces choses sont considérées comme étant des produits de spécialité. Ou, peut-être même comme un produit ethnique, analogue aux légumes inconnus qu’on retrouve chez l’épicier chinois. Il faut trouver une boutique spécialisée pour en acheter. En ce qui concerne l’affichage commercial, n’en parlons même pas. Toutefois, la preuve la plus probante du quasi monopole de l’anglais dans l’espace public est de nature intangible. J’aurai du mal à vous la communiquer par écrit. Il faut la vivre. Il s’agit des diverses réactions que l’on reçoit lorsqu’on s’adresse d’abord en français à un préposé de vente dans un commerce. Mettons que, pour un étudiant en sociologie, il s’agit souvent d’une très belle illustration de ce que Pierre Bourdieu décrit avec son concept de «violence symbolique». Parfois, on a droit à un regard foudroyant, accompagné d’un silence qui semble durer une éternité. D’autres fois, on n’a droit qu’à ce silence et un regard vitreux, comme si on n’avait absolument rien dit, ou comme si on avait parlé en Mandarin, ou comme si on était… l’homme invisible. On devient tout de suite très conscients qu’on a transgressé une norme sociale. Franchement, à ces moments, il m’est arrivé de m’ennuyer des “Sorry, I don’t speak French!” de mon enfance.

Le message envoyé par tout ça – les menus, les cartes de souhait, l’accueil dans les magasins, l’affichage – est clair: ici, dans l’espace public, c’est en anglais que ça se passe. Et que ni la présence historique des francophones dans la ville, ni leur poids démographique ne saurait changer ça. Et vous savez quoi? Ça marche, la violence symbolique. Ça use. Mon comportement altéré en est une preuve. Car je dois vous le confier: aujourd’hui, la plupart du temps, je commence tout au plus avec un «Allo» relativement discret. C’est vraiment un tout petit marqueur linguistique de rien du tout, cette légère variation du “Hello”. C’est un minuscule signal, pratiquement un code secret. Bien timide, comme affirmation. J’suis loin de me considérer un héro. Mais c’est mieux que rien, je suppose.

On pourrait se dire «et alors?». Après tout, on a nos écoles et nos cercles d’amis. Puis après tout, la plupart d’entre nous pouvons très bien communiquer en anglais. Quecé ça change, donc? C’est tentant de prendre cette attitude. Qui veut passer sa vie à s’ostiner ou à se faire dénigrer dans les magasins, après tout? Et pourtant, je ne suis pas tranquille. Trop de questions demeurent. Le paysage linguistique de notre ville reflète une norme, mais est-il pour autant normal? N’y a-t-il pas un décalage important entre ce paysage et la complexité réelle de notre milieu? Ne pourrait-on pas s’attendre à autre chose? Quels effets le paysage linguistique actuel a-t-il sur les enfants de Sudbury – quelle que soit leur langue maternelle – sur leur motivation d’apprendre et d’utiliser le français? Je suis convaincu que le message qu’il envoie est le suivant : le français, ça peut être important pour certains sur le plan de l’héritage, mais c’est pas vraiment utile. On peut vivre sans lui.

Doit-on laisser tomber la question? N’y a-t-il rien à faire? Et si on œuvrait collectivement, par des petites mesures cumulatives, à changer les attitudes? Si on visait, simplement, pour commencer, à ce que ça ne soit pas une drôle d’occurrence de voir un menu ou une affiche bilingue, ou alors une publicité en français en ville? … et que ce ne soit pas weird d’entendre une chanson franco-ontarienne dans un commerce? Et si on arrivait à donner aux diplômés d’immersion, au moins, l’envie de pratiquer leur français quand ils nous servent dans les magasins? À défaut de pouvoir rendre tous les anglophones bilingues du jour au lendemain, si on visait à modifier la façon standard de dire “Sorry, I don’t speak French”, de sorte que l’accent soit placé non sur le “don’t”, mais sur le “sorry”? (Parce que, croyez-le ou non, il y a une manière gentille de dire ces mots! Une manière tellement gentille qu’on n’en veut même pas à la personne qui les itère!)

Vous conviendrez qu’on n’est pas dans l’utopie révolutionnaire ici. N’empêche que ce serait déjà une sacrée amélioration, vous ne trouvez pas?  Ce serait peut-être même assez pour faire sortir plusieurs hommes invisibles du placard (et des femmes aussi, bien entendu). Et si cela arrive, qui sait, cela pourrait déboucher sur un nouveau script des comportements linguistiques “normaux” dans tout le Nouvel-Ontario. Un script dans lequel le français prend la place qui lui revient dans l’espace public.

Vous avez des idées sur des moyens concrets d’opérer ce changement de mentalité, ou sur l’opportunité d’essayer? Venez les partager avec nous au Salon du livre, ou dans les commentaires ci-bas.

Écoles catholiques, écoles publiques : une histoire de compromis bâtards (I)

En 2009, après le déménagement de ma famille dans le Nouvel-Ontario, je constatais finalement de visu, avec un certain amusement, ce que j’ai appris dans mes bouquins d’histoire : il y a effectivement quatre réseaux scolaires distincts dans toutes les régions de l’Ontario – anglais public, anglais «séparé» (c’est-à-dire confessionnel, catholique la très grande majorité du temps), français catholique et français public.

Bien que je connaisse les événements qui ont mené à cette configuration institutionnelle, la situation me semblait ahurissante. D’abord, parce que c’est inusité. Au Canada, seules deux autres provinces ont une telle quadruple structure, la Saskatchewan et l’Alberta (et encore, c’est moins poussé là-bas). Les autres pays occidentaux, pour leur part, ne mettent généralement pas les écoles confessionnelles sur le même pied que les écoles publiques et financent rarement l’éducation en langue minoritaire dans la même mesure. Ensuite, parce que c’est plutôt lourd, administrativement parlant. Dans le monde moderne, de tels dédoublements ne sont pas pris à la légère. Nous vivons, après tout, dans des sociétés qui cultivent un culte de l’efficience. Réserver des institutions publiques distinctes à différents ensembles de citoyens, ce n’est pas un réflexe spontané de nos bureaucraties.

Est-ce à dire que c’est forcément un mal? Certainement pas. On peut argumenter qu’il s’agit d’un exemple à suivre, d’un trop rare cas dans lequel la «machine» technocratique de l’État – normalement froide, impersonnelle et sans couleur – se plie à la réalité chaude et humaine de la population qu’elle doit, après tout, desservir.

Est-ce pour autant nécessairement un bien? Non plus. Même dans les cas où chacun des systèmes distincts (et par extension tous les individus qui y participent) est traité équitablement (contrairement aux systèmes de ségrégation raciale qu’on a pu trouver jusque dans le passé récent aux États-Unis ou en Afrique du Sud, par exemple), l’on pourrait avancer que de telles distinctions peuvent être néfastes, que dans certains cas, l’existence de structures distinctes peut ne représenter rien de plus qu’un produit de l’inertie. Les institutions, après tout, tendent à vouloir survivre. Si leur raison d’être initiale vient à disparaître, la survie peut devenir une mission en soi et pour soi, même inavouée. Au lieu de refléter des différences culturelles réelles que l’on a jugées bon de protéger, de telles structures peuvent devenir, en soi, des génératrices de divisions identitaires au sein de la population.

Dans quelle catégorie tombe chacun des quatre systèmes scolaires de l’Ontario? S’agit-il de réponses adaptées de l’État à des différences culturelles bien réelles, largement valorisées, et s’inscrivant dans un projet de société actuel? Ou plutôt de vestiges d’un consensus social du passé? La question est candide. Peut-être certains la trouveront-ils tendancieuse. Et pourtant, je l’ai exprimée dans des termes tout à fait neutres et « décontextualisés ». Si elle dérange malgré tout, serait-ce parce qu’elle touche à un nerf? Mais n’allons pas trop vite. Commençons par explorer les origines des écoles séparées en Ontario.

Le compromis bâtard No 1 – La constitution de 1867 et les «peuples fondateurs»

1864-1866. Trente-trois hommes blancs qui deviendront les «Pères de la Confédération» négocient ardemment les bases de la première constitution du pays, d’abord à Charlottetown, puis à Québec, et finalement à Londres. Parmi eux, on retrouve quatre Canadiens français, tous du Canada-Est, territoire qui deviendra bientôt la province du Québec. Malgré les nombreuses fêtes et les bals – ou peut-être grâce à eux – le travail est essentiellement achevé dès la fin de la seconde conférence. Ne reste qu’à régler quelques questions et à attendre que la métropole daigne confirmer le tout par un projet de loi à Westminster. Ce sera fait trois ans plus tard : l’Acte de l’Amérique du Nord britannique crée le «Dominion» du Canada.

Les Canadiens français ont longtemps voulu croire, à la suite d’Henri Bourassa (1868-1952), que ce moment fondateur du pays représentait un «pacte» entre deux «peuples fondateurs», le britannique et le canadien-français. Il s’agit d’une interprétation simpliste, qui néglige plusieurs autres facteurs ayant mené à cet exercice de construction étatique. (Des questions économiques, financières, militaires et géopolitiques ont aussi pesé lourdement). La «théorie du pacte» contient néanmoins une parcelle de vérité : il est vrai que l’aménagement des intérêts perçus des deux groupes ethnoculturels a joué un certain rôle dans l’élaboration de la constitution. Toutefois, si l’on veut être lucide, si on s’éloigne quelques instants de l’idée d’exploiter cette idée-force pour des fins de revendication politique, il faut avouer que si compromis il y eut, c’était un compromis bâtard. (Bancal, si vous préférez.)

Pour les Canadiens français, que trouvait-on dans cette constitution? Sans entrer dans les détails, cela se résume à ceci : un gouvernement fédéré distinct pour la majorité francophone et catholique de la nouvelle province du Québec (avec tout ce qui s’ensuit : une assemblée et des pouvoirs législatifs, un régime de droit civil distinct, etc.) et le bilinguisme parlementaire et judiciaire au niveau fédéral (bilinguisme ne s’appliquant pas à l’administration publique). C’est tout. That’s it, that’s all. Remarquez, après un quart de siècle sans province qui leur soit propre, ceci semblait n’être pas si mal pour une petite majorité de Canadiens français. Le Québec était né!

Aujourd’hui, on peut concéder le fait que, considérant qu’ils n’étaient que quatre, les «Pères» canadiens-français on fait du beau travail. De là à dire que l’arrangement constitutionnel au complet soit un pacte entre deux «peuples fondateurs», il y a un gouffre. Le Canada de 1867 était un pays britannique à demi-décolonisé, qui a concédé aux Canadiens français une province dans laquelle ils seraient majoritaires. Un carré de sable dans lequel jouer sans déranger les autres.

Cette interprétation n’est-elle pas mesquine? Sûrement qu’on a pensé aux minorités ethnoculturelles au sein des provinces? Vous faites bien de le souligner. On y a pensé, en effet. Encore une fois, de manière bancale (bâtarde, si vous préférez). Plus bancale encore que les dispositions générales de la constitution. Pour les protestants du Québec (qui, comme par hasard, étaient en énorme majorité des anglophones), on prévoit clairement et spécifiquement des écoles distinctes. On leur réserve aussi des sièges sénatoriaux fédéraux (tirés du total des sièges du Québec). On s’assure que la législature et les tribunaux de Québec soient officiellement bilingues. Finalement, par mesure de précaution, on donne une chambre haute au Québec – un sénat – pour s’assurer que la majorité démocratique (qui, comme par hasard, est francophone) n’utilise pas la chambre basse pour brimer les droits des minorités.

Pour une raison ou une autre, la vaste majorité de ces dispositions ne sont pas considérées comme nécessaires ailleurs. Pour les catholiques des autres provinces (majoritairement irlandais en Ontario à l’époque, en légère majorité des Acadiens dans les Maritimes), pas de sièges sénatoriaux fédéraux, pas de bilinguisme législatif ou judiciaire et pas de sénat provincial. Seulement, vaguement, on affirme dans l’article 93 que les «privilèges» conférées légalement aux écoles séparées par des provinces avant 1867 gagnent un statut constitutionnel, et devront donc être respectés. Or, dans les faits, cette dernière disposition touche seulement l’Ontario, la province ayant le plus bas taux de francophones à l’époque.

Les Acadiens sont donc largués. On a beau lire la constitution de long en large, on ne trouvera aucune disposition s’appliquant à eux. À peine une référence à leur existence. En Nouvelle-Écosse, le gouvernement avait créé un unique système public d’éducation avant même la Confédération (1864). Le Nouveau-Brunswick (1871) et l’Île-du-Prince-Édouard (1877) suivront de près. On mesure rapidement la faiblesse de l’article 93, puisque rien, dans la crise qui en résulte, ne saura faire reculer ces gouvernements provinciaux. Les Canadiens français de l’Ontario et leurs coreligionnaires, bien qu’outrés, poussent un soupir de soulagement. Ils ont quelque chose à quoi s’accrocher : leurs écoles catholiques sont clairement protégées par l’AANB.

Voilà donc l’origine des réseaux scolaires confessionnels que l’on retrouve en Ontario. Ils représentent, en fin de compte, une pâle imitation des faveurs concédées à la minorité protestante du Québec.

(à suivre)

Pour en savoir plus

Bellavance, Marcel. « La Confédération et ses opposants ». Cap-aux-Diamants : la revue d’histoire du Québec, n° 41, (1995), p. 32-36.

Gervais, Gaétan. « L’Ontario français (1821-1910) »,  dans Cornelius Jaenen, (dir.), Les Franco-Ontariens. Ottawa, Historical Studies Series/Presses de l’Université d’Ottawa, 1993, p. 49-64.

Martel, Marcel et Martin Pâquet. Langue et politique au Canada et au Québec : Une synthèse historique. Montréal, Boréal, 2010.

Migneault, Gaétan. Les Acadiens du Nouveau-Brunswick et la Confédération. Lévis, Les Éditions de la Francophonie, 2009.

Paquin, Stéphane. 2006. « Confédération : Pour en finir avec la théorie du pacte », dans Michel Venne (dir.) L’Annuaire du Québec 2007. Montréal, Fides, pp.194-199.

Paquin, Stéphane. L’invention d’un mythe. Le pacte entre deux peuples fondateurs. Montréal, VLB éditeur, 1999, 171 p.

Silver, A. I. The French-Canadian Ides of Confederation, 1864-1900. University of Toronto Press, 1997.


Image: Un tableau dépeignant les négociations qui menèrent à l’adoption de l’Acte de l’Amérique du Nord britannique de 1867