Deux polices de la langue très différentes

Le 23 septembre 1996. En réclamant davantage d’affichage commercial en français, l’Association canadienne-française de l’Ontario (ACFO) tentait d’attirer sur elle un peu de l’attention médiatique dont profitait alors Howard Galganov d’Alliance Québec, qui contestait la loi québécoise limitant l’affichage commercial en anglais.


Je suis devenu assez vieux pour voir l’histoire se répéter et ça n’a rien de réjouissant. Les plus jeunes que moi n’ont qu’à feuilleter le livre Bâtir sur le roc, une histoire de l’ACFO du Grand Sudbury publiée par Prise de parole, pour se faire une mémoire d’emprunt.

En profitant du courant d’air déplacé par Howard Galganov, le militant qui réclame de l’affichage commercial en anglais à Montréal, voici que l’Association canadienne-française de l’Ontario à Sudbury et à Ottawa réclame à son tour des affiches en français. L’occasion est belle, après tout, de mettre l’émoi anglais au service du français. Or, ce n’est pas la première fois que l’ACFO de Sudbury s’y essaie. Ils ont déjà fait ce bel effort dans les années soixante-dix. Aujourd’hui, peu de traces en restent. Malgré les trente années de débat constitutionnel qui ont suivi, Sudbury ne s’affiche pas plus en français aujourd’hui. Car en vérité, une affiche commerciale française en Ontario, c’est au mieux une dépense inutile et au pire, un irritant inutile. Pour tout dire, même les commerçants francophones n’affichent pas en français.

On dit qu’il y a deux minorités de langue officielle au Canada. Parfois même, comme ces temps-ci, on prétend que leur cause est la même. C’est ainsi qu’un chroniqueur de la Montreal Gazette a pu reprocher aux Franco-Ontariens la timidité de leur version du brouhaha de Galganov. Eh bien, voilà justement la preuve que les deux minorités ont en vérité bien peu en commun à part leur nombre. Le gouvernement du Québec subventionne trois universités unilingues anglaises ; le gouvernement de l’Ontario, aucune université unilingue française. Il y a sept collèges anglais au Québec établis depuis longtemps, contre deux collèges tout récents en Ontario. Ne cherchez pas en Ontario l’équivalent des hôpitaux anglophones du Québec, des médias, des services, des commerces anglophones, et ainsi de suite.

Mais la plus grosse différence, la voici. Howard Galganov a pour cible une loi, qu’il juge injuste et oppressive peut-être, mais une loi formelle aux limites claires. Les Canadiens-Français d’Ontario, eux, ont pour cible une loi autrement difficile à contester : la loi des attitudes. En Ontario, les lois couchées sur papier sont de notre bord. La constitution canadienne garantit l’éducation en français. Or l’Ontario s’en balance sans que personne ne s’en indigne. De même, la loi 8 sur les services gouvernementaux en français peuvent rester fictifs sans que personne ne s’en offusque. En Ontario, on n’aura jamais besoin d’une loi officielle pour limiter le français comme on en a une au Québec pour limiter l’anglais. Ici la loi des attitudes est un frein bien suffisant. C’est une loi si bien ancrée dans les cœurs et les esprits de la majorité qu’elle se passe bien d’une police de la langue.

En dépit de leur forte population canadienne-française et en dépit de trente ans de discours sur le beau Canada bilingue, Sudbury, Timmins ou Kapuskasing demeurent des villes anglaises qui n’ont jamais voulu montrer leur visage français. On peut décrire la mentalité ontarienne de bien des manières, mais jamais on ne pourra dire qu’elle aime les « visage à deux faces ». Pour avoir deux faces, pour jouer le majoritaire minoritaire, il faut un Anglo-Montréalais comme Howard Galganov. Et pour ne pas perdre la face, l’ACFO s’en tiendra à des demandes timides et vite oubliées.


Ce texte fut publié dans le recueil de nouvelles De face et de billet, par Normand Renaud, aux éditions Prise de parole, 2002. Reproduit avec permission.

Photo: Bon Cop, Bad Cop

Les luttes étudiantes au Québec : 1956-2012

Certes, le Code du travail du Québec ne s’applique pas aux étudiantes et aux étudiants en grève et, en ce sens, ils ne peuvent pas être considérés comme des salariés. Pourtant, comme les 20 000 professeures et professeurs de cégeps, les 45 000 employées et employés de la fonction publique ou les 90 000 enseignantes et enseignants des commissions scolaires, pour ne nommer que ceux-là, les étudiantes et les étudiants constituent une catégorie sociale dont les conditions de vie sont largement tributaires des relations, souvent conflictuelles, qu’elle entretient avec l’État québécois.

Depuis la prise en charge de l’Éducation par l’État au début des années 1960, celui-ci en est venu à jouer un rôle déterminant dans le mode de vie des étudiantes et étudiants de l’enseignement supérieur. Les transferts en nature (le financement des frais de scolarité) et en espèces (le programme d’aide financière aux études) sont, en effet, au cœur de la structuration de la réalité financière quotidienne d’un nombre important d’étudiantes et d’étudiants, comme en témoignent les statistiques et les revendications du mouvement étudiant au cours des cinquante dernières années.

À l’automne 2010, il y avait 180 436 étudiantes et étudiants inscrits dans les collèges et 275 472 dans les universités au Québec. Les dépenses globales de l’État par étudiant s’élevaient à 12 756 $ au collégial et à 29 242 $ à l’université1. En 2009-2010, l’aide totale accordée aux étudiantes et aux étudiants en vertu du programme d’aide financière aux études s’élevait à 876,7 millions $. 21,3 % des étudiantes et des étudiants du réseau collégial et 38,9 % de celles et ceux du réseau universitaire bénéficiaient d’une aide. Au total, près de 142 000 étudiantes et étudiants ont bénéficié du programme de prêts et bourses2.

Mais, et c’est ici que ça compte, ces transferts en nature et en espèces occupent, depuis le début des années 1960, une place centrale dans la structure du revenu des étudiantes et des étudiants. En effet, en moyenne, entre le début des années 1960 et le début des années 2000, le quart du revenu disponible des étudiantes et des étudiants provient de l’aide financière aux études. Ce qui en fait, après les revenus tirés d’un travail rémunéré, la deuxième source de revenus en importance3.

Il n’est donc pas surprenant de constater que les luttes étudiantes, surtout depuis la réforme du programme de prêts et bourses en 1966 sous le gouvernement de l’Union nationale, tournent presque essentiellement autour du gel des frais de scolarité et de la bonification du programme d’aide financière aux études.

Le mouvement étudiant québécois déclenche dix grèves générales entre 1956 et 2012. Et si les organisations étudiantes à l’origine de ces mobilisations se sont succédé au cours de cette période, leurs revendications sont demeurées les mêmes. Ainsi, le mouvement étudiant revendique l’abolition ou le gel des frais de scolarité (1958, 1968, 1974, 1978, 1986, 1990, 1996 et 2012). La bonification du programme des prêts et bourses est aussi au cœur des luttes étudiantes au cours de cette période. Le mouvement étudiant réclame entre autres l’instauration d’un présalaire (1956, 1978), la diminution du montant des prêts au profit d’une augmentation de celui des bourses (1968, 1974, 1978, 1988 et 2005), l’abolition de la contribution parentale et de celle de la conjointe ou du conjoint (1974 et 1978) et, de façon générale, la fin de l’endettement étudiant.

À travers leurs moyens d’action, leurs modes d’organisation et leurs revendications, les étudiantes et les étudiants ne visent pas seulement une accessibilité plus grande aux études supérieures et un élargissement des droits sociaux qui sont rattachés à leur statut, mais surtout une contestation des normes régissant leur existence au cours de cet instant précis de leur vie, car, et on l’a vu, les transferts de l’État en enseignement supérieur jouent un rôle déterminant sur le mode de vie d’un nombre significatif d’étudiantes et d’étudiants. Par conséquent, lorsque l’État décide de modifier unilatéralement le financement de l’éducation supérieure, par un dégel des frais de scolarité ou par une modification du programme d’aide financière aux études, il affecte profondément les façons de vivre, comme se loger, se vêtir et se nourrir, des étudiantes et des étudiants.

Somme toute, tout comme les autres groupes sociaux qui négocient leurs conditions de vie avec l’État, les étudiantes et les étudiants forment une catégorie sociale qui défend ses intérêts face à un État qui, trop souvent, définit seul les contours de leurs conditions de vie.


Quelques jalons historiques : 1956-2012

Octobre 1956

1 000 étudiantes et étudiants marchent sur le Parlement à Québec. Elles et ils revendiquent l’abolition des frais de scolarité et du système de prêt étudiant, l’institution d’un présalaire étudiant et, plus largement et à plus long terme, la gratuité scolaire à tous les niveaux d’enseignement.

Mars 1958

Environ 21 000 étudiantes et étudiants universitaires sont en grève générale illimitée pour dénoncer le gouvernement de Maurice Duplessis qui refuse de négocier. Parallèlement, une étudiante (Francine Laurendeau) et deux étudiants (Jean-Pierre Goyer et Bruno Meloche) occupent les bureaux du premier ministre.

oehttp://www.onf.ca/film/histoire_des_trois

Septembre 1961

Adoption par l’Association générale des étudiants de l’Université de Montréal (AGEUM) de la charte de l’étudiant universitaire. Il s’agit d’une adaptation québécoise de la Charte de Grenoble du mouvement étudiant français. Selon certains, c’est la naissance du syndicalisme étudiant.

13 mai 1964

Création du ministère de l’Éducation à la suite des travaux de la commission Parent.

Novembre 1964

Fondation, au Centre social de l’Université de Montréal, de l’Union générale des étudiants du Québec (UGEQ). La nouvelle organisation revendique l’abolition des frais de scolarité, la reconnaissance des étudiantes et des étudiants comme de jeunes travailleurs intellectuels ayant droit à un salaire, la cogestion et la création de nouvelles institutions publiques.

Octobre 1968

Le 12 octobre, une quinzaine de cégeps, certaines facultés et certains départements universitaires sont en grève générale illimitée pour réclamer une meilleure planification de l’accessibilité au marché du travail, la gratuité scolaire, la création d’une deuxième université de langue française à Montréal, la bonification du programme des prêts et bourses, la cogestion et l’abolition de la politique des présences obligatoires au cégep.

Le 21 octobre, 10 000 étudiantes et étudiants participent à une manifestation à Montréal. Celle-ci est suivie d’une nouvelle vague de grèves et d’occupations en novembre. Des lock-out sont décrétés aux cégeps Édouard-Montpetit, de Chicoutimi et de Jonquière.

À la suite de cette mobilisation, les frais de scolarité sont gelés jusqu’en 1990.

Mars à septembre 1969

Dissolution de l’UGEQ, de l’AGEUM et de l’Association des étudiants de l’Université Laval (UGEL). Certains leaders du mouvement étudiant d’octobre 1968 considèrent, malgré les gains, que cette mobilisation fut un échec.

Automne 1974

Un premier mouvement de grève s’amorce le 9 octobre aux cégeps de Rosemont, de Joliette, de Rouyn-Noranda, de Saint-Hyacinthe et de Saint-Jean pour réclamer le retrait des tests d’aptitude aux études universitaires (TAEU). Le gouvernement du Québec retire les TAEU.

En novembre, une nouvelle mobilisation voit le jour au cégep de Rimouski afin d’abolir les frais de scolarité et d’améliorer le système des prêts et bourses (suppression de la contribution parentale et de celle du conjoint, diminution de la contribution de l’étudiante et de l’étudiant et diminution du montant maximum du prêt de 700 $ à 500 $). Le mouvement de grève gagne rapidement du terrain et une trentaine de cégeps y adhèrent, en plus de certaines écoles secondaires et des départements universitaires. Environ 100 000 étudiantes et étudiants sont alors en grève.

Dans la semaine du 9 au 14 décembre, la police antiémeute intervient dans plusieurs cégeps, à la demande des administrations locales qui tentent de briser la grève par le recours au lock-out.

22 mars 1975

Fondation de l’Association générale des étudiantes et étudiants du Québec (ANEEQ) à l’Université Laval.

Automne 1978

En abandonnant ses promesses électorales en matière d’éducation (gratuité scolaire à tous les niveaux et instauration d’un présalaire pour les étudiantes et les étudiants), le gouvernement péquiste mobilise les troupes étudiantes.

Le 7 novembre 1978, les étudiantes et les étudiants du cégep de Rimouski votent pour la grève générale illimitée. Elles et ils sont suivis quelques jours plus tard par celles et ceux de Chicoutimi et de La Pocatière. Le 23 novembre, on compte une trentaine d’établissements impliqués dans le mouvement. Le même jour, une manifestation de 1 500 personnes, qui se tient devant les bureaux du ministère de l’Éducation à Montréal, se transforme en occupation improvisée.

Les étudiantes et les étudiants de l’UQAM rejoignent le mouvement. C’est la première fois qu’une université est complètement fermée en raison de cet exercice du droit de grève. Plusieurs départements des sciences humaines des universités de Montréal et de Laval décident aussi de joindre le mouvement.

Au total, plus de 100 000 étudiantes et étudiants des collèges et des universités sont en grève générale. Elles et ils réclament l’abolition des frais de scolarité, l’abolition de la contribution parentale et de celle du conjoint, l’abolition de l’endettement étudiant, la diminution de la contribution étudiante et, à moyen terme, la gratuité scolaire intégrale.

Automne 1986

Le 7 octobre 1986, les étudiantes et les étudiants du Vieux-Montréal amorcent un mouvement de grève et revendiquent le maintien du gel des frais de scolarité jusqu’à la fin du mandat du gouvernement Bourassa, le retrait des frais afférents à l’université et une réforme du programme d’aide financière aux études.

Le mouvement regroupe environ 25 associations, dont une seule universitaire, l’Association générale des étudiants de l’Université du Québec à Montréal (AGEUQAM). Plusieurs départements de l’Université de Sherbrooke votent pour la grève, mais les autres composantes ne suivent pas, ce qui empêche le débrayage.

Le 22 octobre 1986, le gouvernement s’engage à maintenir le gel des frais jusqu’en 1989, mettant fin au mouvement.

Automne 1988

Le 26 octobre, plus de 100 000 cégépiennes et cégépiens amorcent une grève de trois jours dans 23 des 44 établissements du Québec pour réclamer une amélioration du régime des prêts et bourses. Cinq autres établissements se joignent par la suite au mouvement.

Le 29 octobre, l’Association nationale des étudiants et étudiants du Québec (ANEEQ) se prononce en faveur du déclenchement d’une grève générale illimitée. Le mouvement s’enclenche avec le ralliement d’une vingtaine d’associations étudiantes, mais certaines, collégiales, s’y opposent.

Le mouvement décline et l’ANEEQ met fin à la grève le 13 novembre. Les cours reprennent dans les cégeps, mais la grève déclenchée le 2 novembre par les 12 000 étudiantes et étudiants des sciences humaines, arts et lettres de l’UQAM se poursuit pendant trois jours.

1990

L’Association nationale des étudiantes et des étudiants du Québec (ANEEQ) et la nouvelle Fédération des étudiantes et étudiants du Québec (FEEQ, qui deviendra plus tard la FEUQ) lancent un mouvement pour s’opposer au dégel des frais de scolarité (les frais universitaires, qui sont de 540 $ – gelés depuis 20 ans – devaient passer à 890 $ l’année suivante, puis à 1240 $ l’année d’après).

Même si la majorité des associations étudiantes n’ont pas obtenu le mandat de grève, les étudiantes et les étudiants en sciences humaines et en arts et lettres de l’UQAM débrayent le 13 mars. Ils sont suivis le lendemain par les étudiantes et les étudiants du Cégep de Rimouski et de l’Université du Québec à Rimouski, ainsi que par celles et ceux des cégeps de Saint-Laurent, de Joliette et de Rosemont.

Plusieurs manifestations, parfois accompagnées d’arrestations, marquent les journées de protestation. Au plus fort de la mobilisation, seulement une douzaine de cégeps et trois universités (l’UQAM, l’UQAR et l’Université de Montréal) étaient en grève. Le mouvement perd de son importance et ne réussit pas à faire fléchir le gouvernement.

1993

Dissolution de l’ANEEQ.

Automne 1996

Les étudiantes et les étudiants du cégep Maisonneuve déclenchent une grève générale, le 23 octobre, pour protester, notamment, contre la possibilité que le gouvernement péquiste hausse les frais de scolarité à l’université et augmente les frais afférents au cégep.

Les cégeps du Vieux-Montréal et Marie-Victorin emboîtent le pas. La Fédération étudiante collégiale du Québec (FECQ) et la Fédération étudiante universitaire du Québec (FEUQ) décident, le 31 octobre, de se joindre au mouvement, qui s’étendra alors à plusieurs établissements.

Le 8 novembre, 23 cégeps sont en grève, soit plus de 60 000 étudiantes et étudiants sur un total de 165 000. Les étudiantes et les étudiants de McGill, de l’Université de Montréal, de Concordia et de l’UQAM rejoignent le mouvement.

La ministre de l’Éducation, Pauline Marois, annonce, dix jours plus tard, le gel des frais de scolarité à l’université et le maintien du plafond des frais afférents au cégep. Le mouvement prend fin le 25 novembre après une vingtaine de jours de grève.

Hiver 2001

Fondation de l’Association pour une solidarité syndicale étudiante (ASSÉ) au cégep de Valleyfield.

Hiver 2005

Six cégeps et une douzaine d’associations étudiantes universitaires entrent en grève générale illimitée le 21 février afin de protester contre la conversion de 103 millions $ de bourses en prêts. Environ 185 000 étudiantes et étudiants sont en grève au plus fort de la mobilisation.

La FEUQ et la FECQ en arrivent finalement, après près de 6 semaines de grève, à une entente de principe avec le ministère de l’Éducation, qui consiste à réinvestir 482 millions de dollars de prêts en bourse, pour les cinq prochaines années. Le retour des 103 millions de dollars est promis pour 2006. La FEUQ invite alors ses membres à accepter l’offre pour mettre fin à la grève tandis que la FECQ qualifie l’offre de suffisamment intéressante. La Coalition de l’association pour une solidarité syndicale étudiante élargie (CASSÉÉ), qui a été exclue des négociations avec le gouvernement, invite ses membres à rejeter l’offre de principe et à continuer les moyens de pression.

Sur les 185 000 étudiantes et étudiants ayant participé au mouvement de grève générale illimitée, 110 000 votent contre l’entente, alors que 75 000 l’acceptent. La majorité des associations membres de la FECQ et de la FEUQ entérine toutefois l’entente de principe, d’où l’arrêt rapide de leurs moyens de pression, alors que bon nombre d’associations membres de la CASSÉÉ poursuivent la grève jusqu’au 14 avril.

Hiver et Printemps 2012

Le 13 février, des associations étudiantes lancent un mouvement de grève pour contrer la décision du gouvernement du Québec d’augmenter annuellement de 325 $ les droits de scolarité dans les universités, et ce, pendant cinq ans.

La grève est déclenchée le 13 février 2012 par l’Association des chercheuses et chercheurs étudiants en sociologie de l’Université Laval et le Mouvement des étudiantes et des étudiants en service social de l’Université Laval. Ils sont suivis dès le lendemain par les facultés des sciences humaines, de science politique, de droit et d’arts de l’Université du Québec à Montréal (UQAM).

Le 16 février, le Cégep du Vieux-Montréal est le premier à rentrer en grève suivi, le 20 février, par d’autres cégeps qui viennent grossir les rangs des grévistes, qui se chiffrent à ce moment à plus de 30 000. Le 27 février, de nombreuses associations se joignent au mouvement. Il y a plus de 65 000 étudiantes et étudiants en grève. Le 5 mars 2012, le mouvement regroupe environ 123 300 étudiantes et étudiants en grève générale illimitée et plus de 9 500 étudiants ont ce mandat en poche. Le nombre d’étudiantes et d’étudiants en grève atteint son sommet le 22 mars : 309 000 étudiantes et étudiants sont en grève. Cependant, plusieurs de celles-ci et ceux-ci sont en grève limitée en raison de la manifestation nationale du 22 mars, qui mobilise plus de 200 000 personnes.

La grève étudiante est principalement coordonnée par la Coalition large de l’ASSÉ (CLASSE), par la Fédération étudiante collégiale du Québec (FECQ) et par la Fédération étudiante universitaire du Québec (FEUQ).

En dépit de cette mobilisation historique – la plus imposante et la plus longue – la ministre de l’Éducation, du Loisir et du Sport, Line Beauchamp, refuse de négocier avec les organisations étudiantes et nie le processus démocratique à l’œuvre dans les différentes assemblées générales. Le 17 avril 2012, plus de 170 000 étudiantes et étudiants sont toujours en grève.

Au cours de la semaine du 23 avril, il y a eu des discussions entre les leaders étudiants et les délégués gouvernementaux pour abaisser les tensions. Invoquant des incidents lors d’une manifestation le 24 avril à Montréal, la Ministre Beauchamp exclut la CLASSE des pourparlers. En réaction, les leaders de la FEUQ et de la FECQ ont suspendu les discussions avec le gouvernement. Cela a créé une réaction de frustration et une série de 3 manifestations nocturnes se sont déroulées le 24, 25 et 26 avril. La manifestation du 24 avril a été marquée par d’autres actes de vandalisme, commis par un petit groupe des Blacks Bloc, et des arrestations. Néanmoins, les marches se sont déroulées pour la plupart dans le calme.

Le vendredi 27 avril à 11 heures, Jean Charest convoque les médias en conférence de presse pour divulguer l’offre faite aux étudiantes et étudiants. La proposition comprend l’étalement des hausses sur 7 ans, mais aussi son indexation, et un élargissement de l’accès aux prêts étudiants. Cette offre, perçue par la majorité des étudiantes et es étudiants comme une insulte, entraîne une 4e manifestation nocturne consécutive. Le lendemain soir, pour leur 5e manifestation nocturne d’affilée à Montréal, les participantes et participants voient à désormais désapprouver quiconque voudrait s’adonner à la casse. Le 30 avril, une septième manifestation nocturne consécutive a lieu sous le thème d’un «carnaval nocturne» : les participantes et participants sont déguisés et pacifiques. Une autre a également lieu le même jour : la «manifestation lumino-silencieuse», qui se déroule en silence. Pour un neuvième soir de suite à Montréal, le 2 mai, la marche se déroule dans la calme, les manifestantes et manifestants se dirigent vers la résidence privée du premier ministre, où ils font un sit-in, plusieurs déguisés richement, en guise de dérision. Leur principal slogan : «Manif chaque soir, jusqu’à la victoire». Ce jour-là, le ministre des Finances déclarait compter sur les élections plutôt que sur des discussions, afin de régler le conflit, toute négociation étant impossible, selon lui. Le 3 mai, une dixième manifestation nocturne a lieu, certaines manifestantes et manifestants sont déguisés en zombies, d’autres sont presque nus, plusieurs se rendent jusqu’à la résidence du maire de Montréal, qui voudrait leur interdire le port de masques. En date du 14 mai, ces manifestations continuent de se dérouler chaque soir, le compte est donc de 21 manifestations nocturnes.

En raison des manifestations quotidiennes à Montréal, le PLQ décide de déplacer à Victoriaville son Conseil général qui s’ouvre le vendredi 4 mai 2012 à 19 h.

Peu avant l’ouverture du Conseil, le gouvernement Charest décide de convoquer, à Québec, les représentants des quatre groupes d’associations d’étudiantes et d’étudiants, les chefs des centrales syndicales, les recteurs d’université et de la Fédération des cégeps, avec le négociateur en chef du gouvernement ainsi que les ministres Line Beauchamp et Michelle Courchesne, pour conclure une entente de principe visant un retour à la normale. Les représentantes et représentants entament des pourparlers en fin d’après-midi.

Au même moment, à Victoriaville, plusieurs dizaines d’autobus remplis de manifestantes et manifestants se rendent sur place, à environ un à deux kilomètres du palais des congrès. Elles et ils marchent jusqu’à ce lieu où se tenait le Conseil et, moins d’une heure après le début des manifestations, il y a des affrontements entre des manifestantes et manifestants et l’escouade anti-émeute de la Sûreté du Québec. Les négociations à Québec sont alors brièvement interrompues pour permettre aux leaders étudiants de lancer un appel au calme, avec diffusion immédiate jusque sur les réseaux sociaux.

Les affrontements font plusieurs blessés, incluant 3 policiers. Deux manifestants blessés reposent dans un état critique à l’hôpital, dont un étudiant qui perd l’usage d’un œil.

Quelques jours plus tard, deux partis d’opposition, Québec solidaire et le Parti québécois réclament, en vain, la tenue d’une enquête publique indépendante sur le comportement policier lors de la manifestation de Victoriaville. Le ministre de la Sécurité publique, Robert Dutil, leur réplique de s’en remettre au commissaire à la déontologie policière.

Le samedi 5 mai, après 22 heures consécutives de négociation, les représentantes et représentants des différents groupes en viennent à une entente de principe, qui stipule que la hausse des «droits de scolarité» s’applique, mais que si des coupures dans les «droits afférents» (frais institutionnels obligatoires) ont lieu, cela pourrait laisser inchangé le total de la facture à payer par les étudiantes et étudiants. À cette fin, l’entente prévoit la création d’un Conseil provisoire des universités (CPU) pour étudier la possibilité de revoir les dépenses universitaires avant 2013. Cette entente est plutôt perçue par les leaders étudiants non pas comme une entente officielle, mais comme une «feuille de route» à soumettre au vote libre des différentes associations étudiantes, de sorte que la grève générale illimitée demeure jusqu’à nouvel ordre. Mais, le parti au pouvoir se fait aussitôt triomphaliste, proclamant que, par l’entente obtenue, le «Québec maintient intégralement les hausses» et le premier ministre, Jean Charest, tient les étudiantes et les étudiants responsables de la durée du conflit. Plusieurs étudiantes et étudiants sur les réseaux sociaux disent que l’entente de principe est une «arnaque» et une «grossièreté». Tous les signes laissent donc croire que l’«offre» sera rejetée par les étudiants. L’impasse est confirmée en moins d’une semaine : les assemblées de chacune des quatre associations rejettent la proposition et la ministre de l’Éducation, Line Beauchamp, se dit prête à ajouter des précisions à l’entente, mais «veut éviter que les gestes qu’elle pose soient perçus comme un «recul» par l’opinion publique», ajoutant (en maintenant sa demande monétaire) que «personne n’a à abandonner ses revendications pour autant».

Au milieu de l’après-midi du lundi 14 mai 2012, à la 14e semaine de grève étudiante, la ministre de l’Éducation et vice-première ministre du Québec annonce sa démission de la vie politique. De son propre aveu, elle espère que cette décision «servira d’électrochoc» en vue de régler le conflit étudiant. Pourtant, dans la matinée, elle avait tenue une conférence téléphonique avec les leaders et porte-parole des quatre groupes d’associations étudiantes, sans faire référence à cette possible éventualité.

Afin de mettre fin au conflit qui oppose le mouvement étudiant au gouvernement du Québec, ce dernier décide de déposer une Loi spéciale (Loi 78) qui, selon la plupart des acteurs de la société québécoise,  limite les libertés civiles, menace la démocratie et qui, de surcroît, bâillonne les enseignantes et les enseignants des cégeps. Il est on ne peut plus clair, depuis le dépôt du projet de loi spéciale le 17 mai dernier, que le premier ministre du Québec, Jean Charest, n’est ni le premier ministre de la Jeunesse ni celui de la négociation, mais bien celui de la répression tous azimuts.

Références

1. MELS, Indicateurs de l’éducation – édition 2011, MELS, secteur des politiques, de la recherche et des statistiques, p. 23.

2. Ibid., p. 46.

3. Voir : J. Brazeau, Les résultats d’une enquête auprès des étudiants dans les universités de langue française du Québec, Montréal, Département de sociologie de l’Université de Montréal, 1962 ; Robert Ayotte, Budget de l’étudiant des niveaux collégial et universitaire, Québec, Ministère de l’Éducation, direction générale de la planification, 1970 ; Bureau de la statistique du Québec, Enquête sur le mode de vie des étudiants du post-secondaire, Québec, BSQ, 1986; Fédération universitaire du Québec, Étude sur les sources et les modes de financement des étudiants de premier cycle, Québec, FEUQ, 2010.

Mario Beauchemin, La centralité de l’État providence dans le mode de vie des étudiantes et étudiants universitaires au Québec : 1950-1985, Québec, Université Laval, 1991, 139 p.

Benoît Lacoursière, «Brève histoire du mouvement étudiant», Revue Ultimatum, 2005-2006.

Radio-Canada : Les grèves étudiantes au Québec : quelques jalons

Wikipédia : Grève étudiante québecoise de 2005

Wikipédia : Grève étudiante québecois de 2012


Image: Francine Laurendeau, Jean-Pierre Goyer et Bruno Meloche occupent les bureaux du premier ministre

Comprendre le Canada? C’est pas la peine.

On pense que ça ne nous touche pas de très près et pourtant. Le gouvernement Harper a annoncé récemment la suppression du programme «Comprendre le Canada – Études canadiennes», qui relève du Conseil international d’études canadiennes (CIEC). Cet organisme sans but lucratif vieux de 30 ans ayant des membres dans 39 pays rend ses comptes au ministère des Affaires étrangères et du Commerce international. Des milliers de chercheurs membres du CIEC publient annuellement des centaines d’articles sur la société canadienne, en plus d’organiser des séminaires et colloques. La disparition de ce programme met le CIEC en péril.

Ça nous concerne comment, gens du Nord de l’Ontario, de l’Acadie ou d’ailleurs? Voyez ci-dessous. C’est la réaction désolée de la professeure Claudine Moïse, une chercheure en sociolinguistique qui a séjourné plusieurs fois au Canada (à Sudbury entre autres), et dont les recherches ont porté, par exemple, sur la construction de l’identité franco-ontarienne dans les discours. En somme, c’est une bête rare: une sympathisante des minorités francophones du Canada qui habite à Montpellier (France) et qui enseigne à Grenoble (France), autrement dit, une alliée à l’étranger comme il nous en faudrait bien plus. Or, avec la fin de ce programme, il y en aura désormais bien moins.


Sudbury, le CIEC et une histoire française… Fin du film.

Tout mon travail de recherche a commencé avec le Canada, et plus précisément avec Sudbury, un terrain que je suis allée explorer et qui m’a fait basculer; c’était en 1990, plus de vingt ans déjà. J’étais partie pour faire mon doctorat et la minorité franco-ontarienne s’est livrée. L’existence minoritaire, inconnue de ma vie de France, m’a transformée dans mes habitudes homogènes. C’est alors que j’ai glissé – quand d’aucuns penseront «riper» ou «déraper» -. Dans un temps lent, qui était le mien et celui de l’enquête, j’ai arpenté pendant six mois la ville d’hiver et de printemps de Sudbury pour faire de l’ethnographie sans le savoir: j’ai marché, regardé, noté, enregistré, rêvé, interprété. Sudbury m’a adoptée. J’étais partie avec une bourse du Conseil international d’études canadiennes, ou, pour le dire autrement, avec des fonds du gouvernement canadien.

J’ai donc fait mon doctorat, j’ai croqué puis dessiné mon sujet au fil des jours; j’ai essayé de rendre les paroles offertes en traçant les mises en discours de soi quand on est minoritaire. Comme les «hasards de la vie» sont les jeux de dés de nos détours intérieurs, ma vie résonnait et résonne encore du nord de l’Ontario. Ainsi, mon travail m’a portée à dépasser les simples enjeux académiques. Cette première partance intellectuelle a ébauché le canevas de mes premiers questionnements, que je n’ai pas lâchés depuis. Ils se sont imposés à moi à Sudbury, ville du nord de l’Ontario et ne m’ont pas quittée. Il se sont affirmés et affinés dans leur appréhension et leur résolution, les années passant. J’ai soutenu mon doctorat après du temps passé à Toronto auprès de collègues du Centre de Recherches en Éducation franco-ontarienne. Monica Heller et Normand Labrie notamment m’ont donné à comprendre les complexités langagières du Canada, ils m’ont offert tous les outils théoriques d’analyse pour parfaire mon chemin. J’ai passé cette année à Toronto grâce à des fonds du CIEC.

En 1999 je rendais à l’ambassade du Canada un rapport de 60 pages sur l’aménagement linguistique au Canada, j’avais obtenu une bourse du CIEC pour un complément de spécialisation. Je proposais pendant plusieurs années un séminaire à l’université d’Avignon où j’étais titulaire. Ce texte qui tentait de détricoter la complexité en ce domaine se voulait explicatif et pédagogique; il était l’aboutissement d’une année de réflexion et de séjours à Ottawa, notamment au sein du ministère Patrimoine canadien. Et le Canada et Sudbury se sont implantés dans cette université, il y a eu les cours et les séminaires, il y a eu pendant des années des ateliers d’écriture que nous organisions avec ma collègue et amie Hilligje Vant’ Land . Les étudiants ont plongé dans les variations outre Atlantique, ont lâché leur appréhension en écriture pour aller vers une écriture libérée avec Marguerite Andersen, André Carpentier, Robert Dickson, Jacques Godbout, Gérald Leblanc, Robert Marinier, Sylvie Massicotte ou Yvon Rivard. Ces ateliers étaient en partie financés par les Études canadiennes.

Après ma soutenance de thèse en 1995, j’ai continué à travailler sur le nord de l’Ontario. J’en avais besoin, intérieurement et intellectuellement. Et j’ai pris part sans hésiter un seul instant, et jusqu’à récemment encore, aux projets de recherche proposés par Monica Heller, qui ont toujours cherché à comprendre le changement des minorités linguistiques et culturelles au Canada face à la mondialisaiton. C’est avec elle, autour des projets, entre tâtonnements, échanges, travail en équipe, retours théoriques que s’est ébauchée mon évolution.

Dans une belle tradition ethnographique, nous sommes allés sur le terrain et avons débroussaillé notre champ, avons observé et interviewé. L’équipe a ramené pendant toutes ces années d’innombrables entrevues, davantage fragments d’enquête et éléments de nos regards croisés sur les changements en cours que traces analysées dans leur intégralité; je me consacrais au Nord, de Sudbury à Hearst, et, avec un collègue, Marcel Grimard, partais pour trois semaines d’été indien de 1998 sur les routes avec une question en tête, «c’est quoi être francophone dans le nord de l’Ontario ?». Comment, à l’heure de la mondialisation, se redéfinissent les appartenances, comment les détenteurs de pouvoir, les faiseurs d’action et d’idéologie vivent les changements identitaires, les restructurations étatiques et économiques, les enjeux linguistiques? Comment se construisent les discours en marge des discours hégémoniques? Nous avons mené une quarantaine d’entretiens, avec des agents des ministères, enseignants, entrepreneurs, artistes mais aussi d’anciens mineurs et des employés.

Nous avons roulé et vécu. Ce temps d’automne a été une façon de reprendre contact avec le nord de l’Ontario dans une période de mutation et de mondialisation. En résonance avec mon doctorat, j’ai perçu dans leur nouveauté les changements en cours. Rien n’aurait sans doute été pareil sans l’expérience antérieure, sans l’effet de palimpseste du terrain défriché quelques années auparavant, sans les signes qui surgissent au détour des évocations et des paysages en archipel. Le travail d’analyse s’imprègne des charnières et des sutures, des fracas et des naufrages, des déambulations et des rêveries d’une telle enquête, hors aussi de nos réflexions en chambre. J’ai pris beaucoup de notes.

Lors d’un second volet de ce projet, je gardais le nord de l’Ontario comme terrain, j’aurais pu choisir de percer davantage le monde artistique autour de festivals ou de scènes théâtrales; je décidai de me centrer sur le milieu touristique, alors en plein bouleversement et renouveau économique dans une perspective mondialisante. Et je repartis dans le Nord, accompagnée un temps par une collègue, Maïa Mayrymowich; c’était en juillet 2003, temps propice aux vacances et au vagabondage; je vécus les décors solitaires d’un tourisme en balbutiement. J’avais minutieusement préparé mes étapes et avais pris des contacts avec les faiseurs de promenades et d’aventures dans tout le Nord. Destination Nord, organisme chargé du développement du tourisme a été mon pôle ressource. J’ai rencontré les principaux acteurs à Kapuskassing, et j’ai alors mieux compris les enjeux, les limites et les missions à venir du développement touristique, objet de bien des espoirs d’une minorité mondialisée.

Tous ces différents projets et d’autres encore m’ont constituée, il y a toujours eu une participation des Études canadiennes; alors qu’aujourd’hui je suis Professeure des Universités à l’Université de Grenoble 3, je n’ai jamais arrêté avec le Canada, le Nord de l’Ontario puis plus récemment avec Moncton et l’Acadie. Toutes ces années passées à approfondir la connaissance des minorités francophones, toutes ces années à développer des cours, des activités dans l’université française, tous les étudiants qui sont partis eux-mêmes en stage, pour des recherches, pour des mémoires, tous les collègues français que j’ai sensibilisés sur des projets, tous ces échanges ont été possibles grâce à la volonté du gouvernement canadien via le CIEC. Les bourses octroyées ont permis de faire connaître les questions propres au Canada, de publier, de développer de l’humanité et des liens indéfectibles d’un bord à l’autre de l’océan mais aussi et tout simplement de favoriser des échanges et des investissements économiques qui ont dépassé les quelques sommes octroyées à ma petite personne.

Aujourd’hui le gouvernement canadien a décidé de tout simplement fermer les bureaux à Ottawa du CIEC. Il croit sans doute faire des économies pour «rationaliser les dépenses» et juguler le déficit. Sans parler des bénéfices humains et du rayonnement international, ce calcul à courte vue oublie qu’un dollar investi auprès d’un-e canadianiste passionné-e s’est démultiplié sans compter pour aller dans les caisses de ce même gouvernement. D’une façon ou d’une autre, cette décision est désolante d’inconscience et de bêtise.

La place du français dans la place publique

La fin de semaine dernière, taGueule parrainait une table ronde sur la place du français dans la place publique au Salon du livre du Grand Sudbury. Nos quatre panélistes ont débattu plusieurs questions, notamment par rapport au rôle de l’individu vs. le rôle du gouvernement et des commerçants dans l’affichage et l’offre de services en français; de l’offre de services publiques en français vs. l’offre de services privés en français; et bien encore.

Les portes sont maintenant ouvertes pour une discussion encore plus élargie. On vous invite à écouter l’enregistrement de la table ronde ci-dessous et à prendre position dans la section commentaires en bas de page ou collant un commentaire à un moment précis dans la discussion en cliquant dans la zone grise de la bande sonore.

Quand la santé mentale échappe à la Loi sur les services en français…

La semaine dernière (7 au 12 mai) avait lieu la Semaine de la santé mentale. Partout à la télé et à la radio, on entendait parler de nouveaux services offerts dans diverses communautés: activités, programmation, thérapie, groupes d’appui, et aide en milieu de travail ou scolaire, pour les personnes âgées, les adultes, les jeunes et les autochtones.

J’appuie toutes ces initiatives. Malheureusement on ne fait aucune mention de l’aide que l’on apporte aux femmes ainsi qu’aux francophones de Sudbury. Les services offerts aux gens de ces deux catégories laissent souvent à désirer. Par exemple, saviez-vous qu’au Centre de santé mentale (site Kirkwood), quatorze psychiatres reçoivent des patients en situation de crise ou encore en les suivant sur une base régulière? De ces quatorze médecins, quatre seulement sont des femmes, trois seulement s’expriment dans un anglais convenable, et un seul (homme) parle français. Nous avons donc une chance sur quatorze de consulter un médecin francophone. De plus, les statistiques démontrent que les femmes sont généralement plus à risque de faire des dépressions ou de souffrir de maladie mentale. Malheureusement, en cas de besoin, celles-ci seront probablement dirigées vers un médecin/homme. Ainsi, si elles sont francophones, les chances d’avoir un médecin qui soit une femme sont très petites, voire nulles si elles demandent un médecin/femme francophone.

Nous savons tous combien il est plus facile d’exprimer ses émotions dans sa langue maternelle. Et si par exemple, une femme a été abusée sexuellement, comment pourra-t-elle se confier à un médecin qui l’intimide parce qu’il est un homme et en plus parce qu’elle ne le comprend pas?

On ne peut parler des services en santé mentale sans mentionner les soins reçus dans les hôpitaux. Si vous êtes déjà allés visiter un ami ou un membre de votre famille à l’hôpital (site Kirkwood ou encore au 6e étage de Horizon Santé-Nord), vous avez sûrement remarqué que la majorité du personnel infirmier est anglophone. Il en est de même pour le personnel de soutien, les psychologues, les thérapeutes, le pasteur, etc. En plus, les informations affichées sont strictement en anglais. Heureusement, les membres de la famille peuvent s’informer en français auprès de la secrétaire. Mais en quoi cela aide-t-il au patient?

Comment un patient ou une patiente francophone en état de crise peut-il/elle se faire comprendre ou aider si tout se passe en anglais? Prenons par exemple le cas d’une femme d’une quarantaine d’année, souffrant de stress post-traumatique et de dépression depuis plusieurs années. Celle-ci arrive en ambulance parce qu’elle a voulu s’enlever la vie. Est-ce le moment pour elle de demander des services en français? En est-elle même capable? Elle est à peine consciente et on essaie de lui faire avaler une boue noire. Lorsqu’elle parvient à ouvrir les yeux tout se déroule en anglais, ce qui ne fait qu’aggraver la situation traumatique qu’elle vit. Force est de constater qu’il serait beaucoup plus rassurant pour elle si on lui parlait dans sa langue maternelle. Elle veut mourir alors si on cherche à la convaincre que ce n’est pas la solution à ses problèmes, on pourrait sans doute mieux y parvenir en lui parlant en français. Un patient atteint du cancer peut demander un interprète (même si cela est loin d’être idéal) mais lorsqu’il s’agit de santé mentale, de parler de ses émotions, d’agressions, d’anxiété, de dépression, du fait qu’il ou elle soit bipolaire ou suicidaire c’est beaucoup plus délicat et personnel.

La Loi 8 sur les services en français indique que ces services doivent être offerts dans les régions désignées. Il est clair que dans un milieu comme le nord-est de l’Ontario ceux-ci devraient déjà être établis. On ne devrait pas avoir à les demander dans nos moments les plus faibles. Les émotions se vivent d’abord dans la langue maternelle d’une personne. Ainsi lorsqu’on offre des soins en santé mentale, il importe encore plus d’offrir activement des services en français aux patients démunis et abattus. Si on a espoir que l’aide et la thérapie soient efficaces, ces gens ont besoin de se sentir compris et en confiance.

Somme toute, si on veut parler d’améliorer les services en santé mentale, il faudrait examiner de près ce qu’on offre à nos femmes et à nos francophones. Pourquoi n’embauche-t-on pas plus de psychiatres femmes et/ou francophones? L’Hôpital régional de Sudbury (aujourd’hui appelé Horizon Santé-Nord) est inclus dans l’énumération de la Loi 8. Cela dit, on ne parle pas du 6e étage (santé mentale) à Horizon Santé-Nord ni du site Kirkwood (anciennement l’Hôpital Algoma). Pourquoi avoir négligé d’inclure ces deux endroits?


Image: Maria Rubinke

Accent grave

La télévision, nous dit-on, est un médium en voie de disparition. Video killed the radio star. La technologie avance et la télévision, avec ses horaires fixes et ses publicités invasives, ressemble de plus en plus à un dinosaure que l’on abandonnera sous peu.

Il est vrai que les modes de diffusion de la télévision ne sont plus les mêmes. C’est le cas depuis l’arrivée du câble. Puis après ça le Pay-Per-View. Ensuite est arrivé HBO avec la boxe et les séries exclusives. Ensuite, le câble numérique a fait exploser les chaînes spécialisées, et donc aussi la tarte des annonceurs. Dès lors, on commence à annoncer la mort imminente de la télévision généraliste, de la programmation régionale, du basic cable à l’ancienne, au profit de ces nouvelles chaînes spécialisées. La vague de l’individualisme ne faisait que commencer; arrivent par la suite les coffrets DVD, les torrents piratés, les sites de streaming à Hong Kong, les PVR, tou.tv, Illico, etc.

Malgré tout cela, la télévision généraliste survit. Elle survit, et peut même connaître du succès. Parlez-en aux frères Rémillard. En transformant TQS en V télé, ils ont prouvé qu’avec une bonne stratégie, on peut être profitable. Avec leur programmation frugale, leur stratégie Web, et un respect pour leur public cible, ils ont renversé la tendance.

Ce n’est pas pour dire que c’est facile. Il faut créer du contenu de qualité pour qu’il soit visionné, consommé par la masse. Le public, plus intelligent qu’autrefois, sait ce qu’il veut et sait comment le trouver.

Ce qui m’amène à cette nouvelle chaîne franco-canadienne, Accents. Un genre de APTN de la francophonie canadienne. Une chaîne comme celle-ci, me semble-t-il, doit avoir pour but d’avoir un impact sur les communautés francophones canadiennes. Si tu veux un impact, il faut que le monde te regarde, c’est la base. La vidéo promotionnelle auquel on a eu droit est idéologique au boutte. On lance à tous bouts de champs l’idée du pays, on parle des Acadiens, on montre des jeunes qui veulent en savoir plus sur les autres cultures francophones du pays, sur la langue qui nous unit, etc. Edmonton, Vancouver, Moncton. Métis, Franco-Manitobains, Acadiens. Du beau nationne-buildingue. Par contre, tout au long de la vidéo, je n’entends rien sur le Québec. Et là, je veux dire rien. On parle du Canada, du pays, des 9,5 millions de francophones. J’entends des accents, mais pas d’accents québécois.

C’est absurde. C’est grave. C’est stupide. Le Québec a l’expertise, l’expérience. En plus, les Québécois se sont servis de la télé pour s’émanciper culturellement. C’est au Québec que se fait la télévision francophone de qualité au Canada. Il existe, au Québec, un marché médiatique de masse en français. Des vedettes. Du prime time. Des late show, de la télé réalité, du documentaire, des quiz. De la bonne télé, de la moins bonne télé, mais de la télé que l’on regarde. Et on veut créer une télévision généraliste sans eux? Dans quel but? Pense-t-on vraiment pouvoir créer assez de bonne programmation franco-canadienne pour remplir une grille horaire? On a TFO depuis des années, en Ontario, en Acadie, pis oui, au Québec, et on a encore pas nécessairement une grille horaire de qualité. Mais TFO grossit. De plus en plus de gens regardent de plus en plus TFO. Pourquoi ne pas juste booster TFO, continuer dans cette veine?

Bon. Je n’ai plus vraiment envie de chialer. Je veux juste souligner, en fin de billet, que cette initiative nous est présentée par la Fondation canadienne pour le dialogue des cultures. Est-ce que je peux me demander entre quelles cultures on essaye de créer un dialogue? Selon moi, et c’est vraiment juste moi, le seul dialogue que l’on devrait chercher à ouvrir en est un entre la masse québécoise, canadienne, francophone, et les petits ilots de francité ailleurs dans la mer anglo-américaine. Faudrait pas manquer le bateau, la mer a l’air rough.

 

Six fois plutôt qu’une

La scène se déroule dans un restaurant du centre-ville d’Ottawa, sur l’heure du midi.

La file s’étend jusqu’à ma table et, sans épier les conservations, je ne peux les empêcher de tomber dans mon oreille.

Deux interlocuteurs se relancent en français. Ils se demandent ce qu’ils vont commander au comptoir de sandwichs. Rien de plus banal.

«Je vais prendre un bon « sisse » pouces», lance le premier, un Franco-Ontarien.

«Tu veux dire un « si » pouces», s’empresse de corriger le second, un Québécois.

«You’re in Ontario here, man», rétorque le Franco-Ontarien du tac au tac.

La file avance et les deux interlocuteurs disparaissent.

Quelques minutes plus tard, j’en viens à me demander lequel des deux a raison. Celui qui donne une couleur locale à sa prononciation dans sa langue maternelle et qui passe immédiatement à sa langue seconde, celle de la majorité, pour se justifier? Ou celui qui s’empresse de corriger ce qu’il perçoit comme une erreur, si bénigne soit-elle, comme s’il n’existait pas d’autre accent correct que le sien?

Ça me laisse perplexe.

J’aime les accents. Ils sont qui nous sommes. Je suis le premier à tendre l’oreille lorsque j’en discerne un que je reconnais ou qui me plaît. J’aime aussi la rectitude linguistique. Celle qu’on laisse trop souvent de côté. Je suis le premier à froncer les sourcils lorsqu’une faute me saute au visage.

Alors voilà.

C’est clair que les accents et la rectitude linguistique ne font pas toujours bon ménage. Le choix est difficile. Mais je choisis l’accent. Quitte à m’écorcher la langue à l’occasion.

Je crois que le Franco-Ontarien a raison d’être fier de son accent et de sa province. Il a également raison d’envoyer paître le Québécois qui le reprend sur sa couleur locale. Le Québécois aurait tout autant raison si les rôles étaient inversés. Mais cet échange doit avoir lieu en français. Autrement, c’est concéder une demi-victoire.

À force de parler d’assimilation et du «Canada anglais» comme d’une société monolithique anglophone, beaucoup de Québécois en sont venus à croire que leur province est la seule porteuse du fait français au sein de la Confédération.

C’est peut-être le temps de se parler. Avec tous nos accents.

Tournons-nous la langue «sisse» ou sept fois, s’il le faut.

Discours de clôture de Jean Marc Dalpé au Salon du livre du Grand Sudbury

Salon du livre du Grand Sudbury, 13 mai 2012


D’abord et avant tout : Merci. Merci pour l’invitation, merci pour l’accueil. Et puis bravo. Bravo Guylaine, Bravo Pierre-Paul, Bravo Nathalie, Catherine, Normand, Stéphane, bravo à tous les bénévoles, aux exposants, aux auteurs, aux animateurs… Votre président vous salue et vous applaudit.

Voilà bien des années, j’ai lu et puis retenu une courte phrase de James Joyce qui m’est toujours restée et qui m’est revenue en apprenant que je devais prendre la parole ici en fin de Salon : «La littérature témoigne de l’esprit indomptable de l’homme.»

C’est ma traduction, donc c’est-tu vraiment ça qu’y’ a dit? Mais je vous la relance quand même : «La littérature témoigne de l’esprit indomptable de l’homme.»

Que nos histoires se déroulent à Dublin, Sudbury, Paris ou Nairobi.
Que nos héros soient blancs, noirs, rouges, verts, fourbes, fripons, enfirouapeurs, saints ou damnés
Qu’ils soient, en colère, en joualvère, en transit ou pris au fond d’une mine dans la noirceur
Que nos héroïnes soient sorcières, servantes, fortes, fragiles, blessées, blasées, bluesées, enceintes, en flammes, en chute libre, ou en amour
Ou encore en furie crissement fuckin fâchée raide man contre l’état du monde
Et comment ne pas l’être?

Il y a toujours quelque chose de pourri au royaume du Danemark.

Même quand le Danemark n’est pas le Danemark, mais Montréal, Hearst, Rouyn. Ou Batoche ou Sarajevo ou Gaza.
Même quand le Danemark n’est pas le Danemark, il y a toujours dans les couloirs du pouvoir des mon’onc Claudius et des mamans ma’tante Gertrude qui se pavanent qui se gavent et qui méprisent tous les Hamlet de ce monde.

Et si ton héroïne se nomme Antigone, son Danemark pourri sera Thèbes sous le joug de son oncle Créon; et si elle se nomme Anna Karénine, son Danemark pourri sera la Russie sous le règne des Tsars; et si elle se nomme par contre Philomena Moosetail, son Danemark pourri sera la réserve de Wasaychigan Hill…

Oui, que nos histoires, celles que nous lisons, que nous écrivons, que nous racontons
Se déroulent ici ailleurs dans le passé demain
Toutes les fictions nous rappellent qu’il y a quelque chose de pourri au Royaume
Que nous sommes mortels parmi les mortels, faillibles, souvent faibles
Mais en vie… calvaire, en vie!

Et ce Salon, fête et foire des fictions, témoigne aussi d’un esprit indomptable
Celui d’une communauté
Dont on a prédit Ô combien de fois qu’elle allait, devait s’éteindre :
On connaît la chanson
Et pourtant nous voici encore et toujours
Joyeusement broche à foin en temps de brosse
Rigoureusement stratégique et su’l piton
Quand une menace se pointe à l’horizon
Oui, nous voici encore ici plus déterminé que jamais
S’éteindre? Non merci. On a ben d’trop d’fun et tant à dire, à faire, à bâtir

Checkez vos claques. Vous avez rien vu encore mes pitous
Ça va swinger tantôt mes pitounes.
Et si cet esprit improbable perdure
C’est qu’il se renouvelle, se transforme, s’adapte
Se laisse chambouler et se fait chambouler
Par ceux et celles qui viennent se joindre à ce ‘nous’
Cette (dixit feu Dickson) belle gang de lucky too too
Je parle ici des nouveaux arrivants qui nous apportent leurs épices et leurs rythmes,
leurs accents et leurs vécus.
Je parle ici surtout des nouvelles générations,
Montantes, métissées, mondialisées, et en mouvance,
Celles qui sont déjà là, celles qui s’en viennent
Et qui nous apportent… ce qui est en train de devenir, et ce qui sera.
Comme les générations qui les ont précédées l’ont fait.

Et c’est pourquoi Mon’onc Jean Marc va se permettre de terminer son petit discours en s’adressant à vous, les jeunes :

Les aînés méritent le respect.
Sauf ceux qui ne le méritent pas!
Et tous ceux qui vous traitent avec mépris de ces jours-ci ne le méritent pas.
Et tous les mon’onc en complet cravate, toutes les ma’tantes en tailleur griffé
Qui hypothèquent votre avenir en vendant votre pays, votre territoire au plus offrant
Sans vous consulter, sans vous écouter, sans vous entendre… ne le méritent pas.

Tous ces messieurs dames très civilisés qui se présentent comme les parangons de la culture
N’ont qu’une culture : celle du profit, le leur. Celle du pouvoir, le leur.

Je sais. C’est pas nouveau.

Il y a toujours quelque chose de pourri au royaume du Danemark.

À vous de relever le défi maintenant de le nommer, à vous d’assumer la tâche, non le devoir, de résister à l’abêtissement à l’abrutissement et notamment en créant des œuvres percutantes qui oui témoignent de l’esprit indomptable des hommes et des femmes d’ici.

Cela dit… Ne vous trompez pas… Mon’onc Jean Marc n’est pas prêt à prendre son trou.
S’il y en a qui a l’idée de dire «Tasse toi Mon’onc!», on verra.

Merci beaucoup.


Photo: The Power of Books (2003), Mladen Penev

Le “coming out” de l’homme invisible

Dans le cadre du Salon du livre du Grand Sudbury, taGueule parrainera une table ronde sur l’absence du français dans la place publique le samedi 12 mai 2012 à 15 h. Venez en discuter avec nos panélistes.


En 2009, ma famille et moi déménagions à Sudbury. Nous avons rapidement adopté la ville, qui a su nous plaire de multiples manières. On y est bien, et on arrive à s’y projeter dans l’avenir.

Parmi les choses importantes pour nous dans le choix d’une ville où habiter, il y avait la possibilité de vivre en français. Oh, pas à 100%. Non, ça, ce n’est pas mon idéal. En fait, j’aime la mixité linguistique, comme beaucoup de gens. J’aime les va-et-vient entre nos deux langues nationales. C’est tout ce que j’ai ever connu. Ça fait partie de qui je suis. J’peux pas imaginer ne pas être exposé aux idées et à l’humour de chacune des deux grandes sphères culturelles du pays. Je ne voudrais me priver ni de l’une, ni de l’autre. Non, décidément, le monolithisme linguistique, c’est très peu pour moi. Quelque chose me manquerait si je vivais, mettons, au Saguenay ou à Saskatoon.

Avec Sudbury, sur le plan linguistique, j’ai vite constaté qu’on était bien servis, ma famille et moi. C’est la ville ayant la deuxième plus grande minorité de langue française «hors Québec» en termes de proportion de la population. On peut y éduquer nos enfants en français de la maternelle jusqu’au doctorat. On y retrouve une foule d’organismes et d’institutions francophones très dynamique. Au niveau des produits culturels en français aussi, on n’est pas dans la dèche – musique, édition, théâtre, salon du livre, etc. Certes, il y a des défaillances. La librairie Grand ciel bleu, qui a fermé les portes l’an dernier, a laissé un grand vide, par exemple. En termes de cinéma, il faut se satisfaire de la portion congrue d’un festival annuel bilingue. Mais somme toute, on a tout ce qu’il faut pour que le français ait une vraie présence dans la vie quotidienne.

Sudbury est-elle donc un éden du bilinguisme et du biculturalisme, une ville où les deux cultures sociétales du pays rayonnent également? Hélas non. Il manque un morceau. Un gros morceau. Ce manque, il m’a sauté aux yeux dès mon arrivée, et il me semble tout aussi évident aujourd’hui. Il s’agit de la faible présence du français dans l’espace public. Les Franco-Ontariens d’ici ont su créer et maintenir des organisations et des institutions dynamiques et efficaces, des institutions qui sont dans bien des cas des piliers de la vie civique sudburoise. Ils ont su, aussi, obtenir des services gouvernementaux dans leur langue. Ce qu’ils ne sont pas arrivé à faire, jusque maintenant, c’est de rendre légitime l’usage de leur langue en dehors de ces institutions. Dans la rue, dans les commerces, sur les panneaux d’affichage, sur les champs de soccer des enfants même, le français se fait rare.

Pour un monctonnien transplanté, qui pourtant, forcément, a eu sa part de “I don’t speak French” balancées à la figure dans sa vie, cette réalité est frappante. Je n’ai, par exemple, pas encore vu de menus bilingues dans un restaurant de la ville. Nulle part! Cette situation est donc clairement «normale», c’est-à-dire considérée comme la norme. Pis, cette norme n’est même pas contestée pour l’instant par une poignée de restaurateurs rebelles. Autre exemple, parmi tant d’autres possibles: on ne retrouve pas de jeux pour enfants, de livres ou de cartes de souhaits de langue française dans les magasins «normaux» de la ville. Visiblement, ces choses sont considérées comme étant des produits de spécialité. Ou, peut-être même comme un produit ethnique, analogue aux légumes inconnus qu’on retrouve chez l’épicier chinois. Il faut trouver une boutique spécialisée pour en acheter. En ce qui concerne l’affichage commercial, n’en parlons même pas. Toutefois, la preuve la plus probante du quasi monopole de l’anglais dans l’espace public est de nature intangible. J’aurai du mal à vous la communiquer par écrit. Il faut la vivre. Il s’agit des diverses réactions que l’on reçoit lorsqu’on s’adresse d’abord en français à un préposé de vente dans un commerce. Mettons que, pour un étudiant en sociologie, il s’agit souvent d’une très belle illustration de ce que Pierre Bourdieu décrit avec son concept de «violence symbolique». Parfois, on a droit à un regard foudroyant, accompagné d’un silence qui semble durer une éternité. D’autres fois, on n’a droit qu’à ce silence et un regard vitreux, comme si on n’avait absolument rien dit, ou comme si on avait parlé en Mandarin, ou comme si on était… l’homme invisible. On devient tout de suite très conscients qu’on a transgressé une norme sociale. Franchement, à ces moments, il m’est arrivé de m’ennuyer des “Sorry, I don’t speak French!” de mon enfance.

Le message envoyé par tout ça – les menus, les cartes de souhait, l’accueil dans les magasins, l’affichage – est clair: ici, dans l’espace public, c’est en anglais que ça se passe. Et que ni la présence historique des francophones dans la ville, ni leur poids démographique ne saurait changer ça. Et vous savez quoi? Ça marche, la violence symbolique. Ça use. Mon comportement altéré en est une preuve. Car je dois vous le confier: aujourd’hui, la plupart du temps, je commence tout au plus avec un «Allo» relativement discret. C’est vraiment un tout petit marqueur linguistique de rien du tout, cette légère variation du “Hello”. C’est un minuscule signal, pratiquement un code secret. Bien timide, comme affirmation. J’suis loin de me considérer un héro. Mais c’est mieux que rien, je suppose.

On pourrait se dire «et alors?». Après tout, on a nos écoles et nos cercles d’amis. Puis après tout, la plupart d’entre nous pouvons très bien communiquer en anglais. Quecé ça change, donc? C’est tentant de prendre cette attitude. Qui veut passer sa vie à s’ostiner ou à se faire dénigrer dans les magasins, après tout? Et pourtant, je ne suis pas tranquille. Trop de questions demeurent. Le paysage linguistique de notre ville reflète une norme, mais est-il pour autant normal? N’y a-t-il pas un décalage important entre ce paysage et la complexité réelle de notre milieu? Ne pourrait-on pas s’attendre à autre chose? Quels effets le paysage linguistique actuel a-t-il sur les enfants de Sudbury – quelle que soit leur langue maternelle – sur leur motivation d’apprendre et d’utiliser le français? Je suis convaincu que le message qu’il envoie est le suivant : le français, ça peut être important pour certains sur le plan de l’héritage, mais c’est pas vraiment utile. On peut vivre sans lui.

Doit-on laisser tomber la question? N’y a-t-il rien à faire? Et si on œuvrait collectivement, par des petites mesures cumulatives, à changer les attitudes? Si on visait, simplement, pour commencer, à ce que ça ne soit pas une drôle d’occurrence de voir un menu ou une affiche bilingue, ou alors une publicité en français en ville? … et que ce ne soit pas weird d’entendre une chanson franco-ontarienne dans un commerce? Et si on arrivait à donner aux diplômés d’immersion, au moins, l’envie de pratiquer leur français quand ils nous servent dans les magasins? À défaut de pouvoir rendre tous les anglophones bilingues du jour au lendemain, si on visait à modifier la façon standard de dire “Sorry, I don’t speak French”, de sorte que l’accent soit placé non sur le “don’t”, mais sur le “sorry”? (Parce que, croyez-le ou non, il y a une manière gentille de dire ces mots! Une manière tellement gentille qu’on n’en veut même pas à la personne qui les itère!)

Vous conviendrez qu’on n’est pas dans l’utopie révolutionnaire ici. N’empêche que ce serait déjà une sacrée amélioration, vous ne trouvez pas?  Ce serait peut-être même assez pour faire sortir plusieurs hommes invisibles du placard (et des femmes aussi, bien entendu). Et si cela arrive, qui sait, cela pourrait déboucher sur un nouveau script des comportements linguistiques “normaux” dans tout le Nouvel-Ontario. Un script dans lequel le français prend la place qui lui revient dans l’espace public.

Vous avez des idées sur des moyens concrets d’opérer ce changement de mentalité, ou sur l’opportunité d’essayer? Venez les partager avec nous au Salon du livre, ou dans les commentaires ci-bas.

18 février 2012. 11h42. Second Cup. Ottawa.

Cette nouvelle chronique Do you want more coffee? cherche à présenter les échanges, tantôt drôles, tantôt navrants, entre des clients se hasardant à utiliser la langue française et les commerçants de villes à forte minorité francophone. Voici mon premier échange.


Samedi 18 février 2012. Il est 11h42.

J’entre dans le Second Cup à l’angle de Dalhousie et de Rideau, à Ottawa.

Vendeuse : “Hi !”

Moi : «Bonjour. Je voudrais un Mocha moyen et cette part de gâteau au chocolat, là.»

Elle met la part de gâteau dans un petit sachet, me le tend, puis me demande :

Vendeuse : “Do you want your Mocha with cream ?”

Moi : «Pardon ? Je ne comprends pas.»

La vendeuse a l’air embêté, elle réfléchit un instant puis articule lentement, en exagérant les mouvements de sa bouche :

Vendeuse : «Creeaaèème ?»

Moi : «Oui, merci.»

Elle tape les articles sur sa machine et apparaît le montant de 8,27$. Elle sourit, l’air gêné, en me regardant fixement.

Moi : «Ok, 8 dollars et 27 sous», dis-je en sortant l’argent.

Elle est soulagée de ne pas avoir eu à essayer de dire le montant en français.

Je récupère mon Mocha.

Moi : «Merci !»

Vendeuse : “You’re welcome !”

Sur la tasse que je sirote, je lis :

“There’s a little love in every cup / Y’a un peu d’amour dans chaque tasse”.